Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien des points communs, à commencer par un engagement politico-social constant depuis des décennies. L'un et l'autre ont produit de grands films et de plus petites choses. Mais surtout, pour l'un et l'autre, le cinéma est plus un moyen qu'une fin. Leurs films sont des tracts, non des oeuvres d'art.


Or, puisque nous sommes sur un site de cinéphiles, ce qui définit le cinéphile selon moi, c'est qu'il s'intéresse d'avantage à "comment c'est dit" qu'à "ce qui est dit". Et c'est là que le cinéma de Guédiguian, plus encore que celui de Loach, pèche. A force de vouloir convaincre son spectateur, il oublie de faire du cinéma. Il y a très peu de cinéma, en effet, dans Gloria Mundi.


Pourtant, ça démarrait bien, puisque les images du bébé sous la douche sont réellement poétiques. Hélas, cette ouverture, en hommage à un artiste justement, sera la seule. On cherchera en vain un plan un peu travaillé, inspiré, dans ce qui suivra. Pas plus de mise en scène : Guédiguian ne suggère jamais, il montre. Donc, le spectateur n'a pas de chemin à faire, son imaginaire ne fonctionne pas, pas plus que son esprit critique. On lui assène une vérité, point.


Cette vérité, on la connaît : le monde dans lequel nous vivons, dominé par le néolibéralisme, est d'une violence terrible vis-à-vis des plus faibles. Guédiguian comme Loach le dénoncent inlassablement. Sans doute est-ce oeuvre utile. Mais, je le redis, est-ce oeuvre d'art ? Les bons sentiments n'empêchent pas de faire de l'art, à condition de "se surveiller", comme font les Dardenne. Ce qu'oublie totalement Guédiguian, tout à son militantisme.


Rien de très nouveaux dans cette nouvelle critique du libéralisme. On est plutôt dans un étiage bas, avec pas mal de personnages caricaturaux. La palme revient bien sûr au couple Bruno-Aurore, parvenus arrogants drogués à la cocaïne qui ne pensent qu'à "s'éclater", si possible en écrasant les autres, et assomment de leur mépris tout ce qui est plus faible qu'eux (c'est-à-dire tous les autres personnages du film). On touche le fond avec l'allusion très subtile à Macron et ses "premiers de cordée" (critiquer Macron : le top du consensuel). Mais Mathilda n'est pas en reste, qui répète "j'en peux plus de cette vie", admirez l'originalité des dialogues, et qui couche avec son beau-frère. On notera au passage le Nième cliché très masculin, qui veut que l'orgasme s'atteigne dans la violence (contre les rayonnages d'un entrepôt, c'est encore meilleur) et non dans la patience, l'écoute mutuelle, la douceur. Pour les hommes peut-être - encore qu'il faudrait examiner la "qualité" de cet orgasme -, mais j'aimerais l'avis des femmes sur ce sujet ? Vraiment étonné de ne pas les voir réagir plus là-dessus. Un nouveau #metoo à lancer ?


Poursuivons. Le p'tit gars honnête qui se fait casser la gueule par des chauffeurs de taxi (ah bon c'étaient des chauffeurs de taxi ? heureusement que je l'ai lu car ce n'est vraiment pas clair dans le film)... et qui, bien sûr, puisqu'il est honnête, est vu comme un looser. On le voit arriver dès le début, quand il refuse la coke puis dit à sa femme qu'il faut être patient, qu'ils vont s'en sortir... Plus tard, il proposera de garder des enfants, ce qui pour un homme est vraiment un truc de looser, pas vrai ?


Passons aux anciens. Eux sont désillusionnés, mais en grand sages, tous trois des êtres profondément bons. Dévoués. Dans un Nième portrait de mère courage, Ariane Ascaride fait le job : elle est tellement associée à la bonté que dans ses accents racistes et individualistes elle n'est plus crédible ! Un problème non ? Gérard Meylan, lui, est formidable, LA grande force de ce film car terriblement émouvant ai-je trouvé. Il incarne un ex-taulard qui a la sagesse de composer des haïkus (pas nuls d'ailleurs), et de ne pas consommer de prostituée (bien sûr, en laissant l'argent, lui qu'on a vu prendre le bus parce que c'est moins cher que le train). Reste Richard, une sorte de saint qui préfère carrément Mathilda à Aurore, la chair de sa chair. Oh bien sûr, il téléphone en conduisant un bus, et ces salauds de flics qui le verbalisent, sans égard pour sa situation ! Et si on s'interrogeait sur la responsabilité que c'est, de transporter des dizaines de gens ?... Idem pour la médecin qui refuse de signer un certificat médical au têtu Nicolas. Evidemment, elle ne peut pas comprendre, elle vit dans un immense appartement avec feu de cheminée ! Ouf, quand même, elle est sympa bien que riche, elle ne porte pas plainte.


Résumons : les vieux, issus de l'ancien monde, sont les gentils, mais ils sont impuissants face à la cruauté du nouveau. Les jeunes se bouffent entre eux pour du fric, du pouvoir ou du sexe. Quant aux patrons, ce sont des salauds, qui refusent d'augmenter un ticket repas de 2 €. Voyez comme le monde est simple avec Robert Guédiguian ! Chacun chez soi, et les vaches seront bien gardées...


Sans compter les nombreuses faiblesses du scénario. La scène des grévistes qui se disputent pour savoir s'il faut être solidaires ou pas, comment dire ? Un certain parfum de déjà vu. La scène de l'inauguration du Tout Cash Canebière : on le voit arriver à des kilomètres que ça ne va pas être Mathilda la directrice du truc. Et puis Daniel qui se sacrifie... trop fort ce Daniel. Ben oui, c'est vrai, "dedans ou dehors c'est pareil", la vie dans une chambre d'hôtel ou dans une cellule de prison c'est kif kif. Les vrais taulards apprécieront !


J'ai pourtant trouvé quelque matière à réflexion dans ce Gloria Mundi qui, disons-le tout de même, se regarde sans ennui. Par exemple, lorsque Mathilda dit à Nicolas que leur vie est pourrie, en substance : "je ne peux même pas m'acheter des fringues autre que celles avec un défaut données par le magasin, et t'as vu la télé, c'est un timbre-poste". Voilà sur quoi on nous invite à nous apitoyer : des misérables, puisqu'ils ne peuvent pas se fringuer dernier cri ou avoir un écran plat géant chez eux. Pas le moins terrible de tous les constats, et sûrement plus original que le reste (mais est-ce seulement volontaire de la part de Guédiguian ?). Bien aimé aussi la figure du bébé qui, finalement ne compte pas : chacun y déverse ses espoirs et ses désillusions. Et ça, c'est plutôt bien vu.


Tout ça ne fait tout de même pas grand chose. Alors Loach vs Guédiguian, puisque le dernier Ken Loach traite un peu du même sujet ? Loach l'emporte à mes yeux, car il y a quelque chose d'âpre, de tranchant, dans son cinéma, qui lui donne plus de force. Tous deux tombent dans le mélo plus souvent qu'à leur tour, mais ici Guédiguian nous en sert, décidément, une bonne louche.


Un dernier mot sur les acteurs, qui jouent tous très bien leur partition. C'est juste la partition qui n'est pas très bien écrite.

Jduvi
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le 4 déc. 2019

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Jduvi

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