Depuis près de vingt ans, à intervalle irrégulière, l’Asie et ses réalisateurs traversent le cap du Pacifique pour aller exporter leurs talents vers les Etats-Unis et le système hollywoodien. D’abord hongkongaise puis japonaise au moment où le cinéma de l’horreur traversait une de ses nombreuses phases fructueuses – un temps révolu –, c’est au tour des cinéastes sud-coréens d’arriver au cœur du système. Passage très compliqué pour l’un des meilleurs d’entre eux avec le récent Le Dernier Rempart, mis en scène par Kim Jee-Woon, c’est au tour de l’expérimenté et inégal Park Chan-Wook, célébré pour son Old Boy (qui aura, malheureusement, bientôt le droit à un remake américain signé Spike Lee), de passer à l’acte avec Stoker, thriller intimiste aux accents très hitchcockiens dont le scénariste n’est autre que Wentworth Miller, ancien star tatoué de Prison Break.

Star désormais passée au rang de has-been qui a dû, pour ne pas être balayé d’un revers de la main par les producteurs, utiliser le pseudonyme de Ted Foulke et le résultat, orchestré de main de maître par le réalisateur sud-coréen, se révèle être bien au-delà du film de commande mais bel et bien tel une exploration lyrique et naturaliste du passage à l’âge adulte et des liens familiaux qui unissent les protagonistes dans leur passion macabre. Il se crée immédiatement une sexualité entre chacun des membres de la famille. Chaque scène, chaque centimètre du film vacille sans cesse dans cette relation ambiguë que tiennent les personnages. Une simple séquence de piano peut dérouter d’une façon des plus inattendues et les liens entre le spectateur et le cinéaste prennent alors une tout autre tournure.

Le spectateur devient témoin et en quelque sorte acteur du film : c’est celui qui peut acquiescer ses comportements comme totalement les dénier. Park Chan-Wook est un cinéaste de l’imprévisible et l’a prouvé par le passé au vue de ses choix de carrière, passant du délire futuriste (Je suis un cyborg) au pur film de vampires (Thirst). En créant une alliance entre le son et l’image, transmettant chaque bruit de la maison ou des décors aux alentours (car Stoker est aussi un film qui, en limitant le nombre de ses décors, essaime l’ambiance oppressante laissée par les acteurs), il dévoile ainsi une nouvelle part de son cinéma, presque métaphysique qui relie l’homme à la nature, du cap qu’il dépasse dès qu’il entre à l’âge adulte. L’allégorie de l’araignée, libératrice des âmes et des pulsions cachées par l’innocence et la fragilité du personnage de Mia Wasikowska, se révèle être le symbole de tout un film qui sous-entend la peur et le danger, et qui préfère, au-delà du carnage et de l’hémoglobine, se recentrer vers le triangle amoureux qui s’installe au cœur de la maison, privilégier la lenteur et la mise en orbite de la terreur de par les regards (Matthew Goode, absolument extraordinaire de par son charisme, son regard et le statut si mystérieux qu’il dégage) et les paroles de chacun.

Un jeu du montage et une direction de photographie, signée par le chef op’ attitré de Park Chan-Wook, Chung Chung-Hoon, absolument hallucinantes qui permettent d’assembler les scènes côte à côte et de surpasser un scénario sans véritable liant auquel s’attacher. Celui-ci, malgré les références apparentes au Pulsions de De Palma pour l’érotisme à peine dissimulé des dialogues réunissant la famille et l’Ombre d’un doute de Hitchcock, réussit néanmoins à détruire les barrières pourtant denses entre deux genres aussi distinctifs que le thriller et le cinéma fantastique, à l’instar d’un Black Swan qui interrogeait le spectateur sur la valeur du réel et de l’imaginaire dans le récit, ce qui était du domaine de la portée évocatrice de l’œuvre de Tchaikovsky et de l’existence du personnage de Natalie Portman.
A la manière de cette dernière, le personnage de Mia Wasikowska se révèle être un modèle de femme complexe. Sublimée par son réalisateur et apportant ce mystère autour de son identité, de sa nature réelle, le Sud-coréen réussit ce que peu de metteurs en scène ont réussi avec elle : lui donner une âme et de la substance. Étant longtemps restée accrochée à son rôle d’Alice dans le Alice in Wonderland de Burton, elle semble y trouver le rôle de l’évolution, ce malgré un nombre de répliques toujours aussi peu conséquent, le personnage de l’émancipation, loin de ses rôles d’adolescente transparente.

Rien ne semble manquer dans ce Stoker. Park Chan-Wook a un tel contrôle sur son produit que l’on en vient à se demander si réaliser un tel film, pour les studios américains, n’était pas le vœu caché de l’auteur, en mal de reconnaissance depuis ses derniers films. Le cinéaste, de par la sensitivité qu’il acquiert à travers ce film, ne se pose pas simplement comme un formidable peintre familial mais bel et bien comme le chroniqueur d’un pays rattrapé par ses démons (comme l’avait Friedkin dans son formidable Killer Joe) et empli par cette peur de l’autre, de ce qui est du phénomène de l’étrange.

Thriller psychologique à part entière, film fantastique totalement assumé de par son style intemporel et la cassure que le réalisateur crée entre les époques, Stoker est une œuvre sublime bien qu’opaque, contemplative et incroyablement plaisante pour quiconque se laisse entraîner dans cette vague de perversion et de violence. Il y a du Hitchcock, du De Palma et peut-être même un peu de Kafka, mais il n’en reste pas moins la vision d’un auteur, à l’empreinte propre, clinique et sexuée : celle d’un poète de l’image, d’un virtuose du paraître et d’un artiste libre dans ses choix et dans sa façon de raconter son histoire.
Preuve en est que, même en dehors de son territoire, le Sud-coréen semble avoir trouvé, au cœur de ce paysage artistique, une place de choix.
Adam_O_Sanchez
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le 11 août 2013

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Adam Sanchez

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