L'absence de chronique au moment de sa sortie en salles aurait effectivement laissé pu croire qu'il y avait une adhésion à l’avis mitigé du public face à ces Huit Salopards. Un auditoire déboussolé face à la radicalité sidérante du film de Quentin Tarantino, sans ses repères habituels (la bande-originale tubesque, entre autres) pour se rappeler que le cinéma, c’est que du faux, de l’entertainment. Et il y avait à avoir peur de QT avec ce nouveau film, tant sa rage de vaincre transparaît à l’écran. Le cinéaste, amer après l’apparition inattendue de la première version du scénario sur le net, a repensé son Hateful Eight. Ce qui devait être à l’origine un prolongement à son Django Unchained prend la forme d’une démonstration de force dans l’œuvre du metteur en scène, un bouleversement formel et narratif sans précédent.


C’est de la frustration générée par le minimalisme de la mise en scène de QT que le film dévoile ses plus beaux atouts. En deux huis-clos, le cinéaste embrasse en réalité une multitude de thématiques qui font de ces Huit Salopards une œuvre aussi ambitieuse que monstrueuse dans ce qu’elle tend à montrer. Avec ce film, Quentin Tarantino persévère dans sa fibre historique, commencée avec Inglourious Basterds (et dont il reprend quasiment la même structure narrative, ici perfectionnée), en peignant un portrait d’une Amérique tout juste sortie de la Guerre de Sécession, en proie à une méfiance envers tout un chacun. Ce qui divise et, paradoxalement, rassemble les personnages principaux du film, c’est cette expérience d’une guerre particulière et les souvenirs qui en surgissent, du bataillon comme dans leur vie d’après. Dans l’un des rares moments de quiétude du film, un de ceux qui ont cette apparence quelconque mais finissent par bouleverser dans ce qu’ils racontent intrinsèquement, Samuel L. Jackson et Bruce Dern partagent un ragout tout en se racontant leurs histoires de guerre. Derrière, Demian Bichir peine à jouer un morceau de piano mais finit par trouver la mesure dans leur récit mutuel. C’est dans cet entre-deux que Tarantino concocte, plus joyeux que le reste de ce film profondément noir et imprévisible, qu’il dévoile toute l’absurdité de cette phase historique. Absurdité que le cinéaste parvient à démontrer simplement dans la manière de travailler l’espace : la mercerie, c’est l’Amérique manichéenne, et rien d’autre. Chaque camp a sa partie. Si toute la violence ici concentrée et la radicalité sans précédent de la mise en scène du cinéaste-dialoguiste ne laissent aucune place à un infime espoir quant à la Reconstruction américaine, son véritable enjeu est celui d’une Réconciliation, fragile, temporaire mais imaginable.


La place de l’imaginaire est par ailleurs prépondérante dans la construction du film, illustrée par les prises de parole du cinéaste-démiurge à la moitié du métrage. La position de Tarantino est celle d’un réalisateur qui prend ses personnages comme le moyen d’une auto-réflexion sur son œuvre. Ainsi, dans ce huis-clos, le cinéaste se rêve metteur en scène de théâtre (possibilité frappante lors d’une analepse becketienne où les personnages « se placent », s’encouragent avant d’entrer en scène) mais aussi essayiste à travers ce long et fort portrait d’une Amérique en quête d’une identité capable de réunir ces salopards divisés par la guerre. Mais la vision du réalisateur n’est jamais unilatérale, jamais ancrée dans cette réalité spécifique et renvoie constamment à l’actualité d’une Amérique encore divisée sur de nombreuses questions sociétales. Comment ne pas voir derrière l’intitulé du dernier acte, Black Man, White Hell, le regard d’un cinéaste pleinement conscient de la contemporanéité de son film quant aux divisions qui gangrènent encore la société américaine ?


La densité thématique de ces Huit Salopards a de quoi effrayer, mais l’étendue de la composition du cinéaste et de ses acteurs (tous brillants) laisse surtout béat d’admiration. L’utilisation superbe du 70mm, alliée à la photographie classieuse de Robert Richardson qui emprunte autant au The Thing de Carpenter qu’au cinéma white trash des années 60, finit d’asseoir la position de Tarantino comme un artiste tout sauf vain et empêtré dans ses gimmicks. Mieux, en s’affirmant dans la lignée du cinéma de John Ford et de Spielberg, il confirme ce tournant humaniste enclenché avec Django Unchained qui en fait un portraitiste hors pair et sans concession. Après ce film monumental, il sera difficile pour les réalisateurs de continuer à copier impunément le cinéma de QT, tant il est un geste d’art d’une suprême beauté formelle, entièrement tourné vers le récit et ses personnages. Si le faux est toujours une base essentielle au cinéma de Tarantino (symbolisé par l’objet qui scelle le film dans une sobriété magistrale), quel goût amer laisse-t-il derrière lui, comme un non-retour. En même temps qu’un sacré bond en avant.

Adam_O_Sanchez
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le 31 déc. 2016

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Adam Sanchez

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