Spetters
7.3
Spetters

Film de Paul Verhoeven (1980)

Le film le plus controversé, le plus critiqué, le plus rejeté de Verhoeven - bien avant Showgirls ; celui qui lui aura permis de relativiser tous les échecs critiques ultérieurs; celui aussi qui aura précipité son exil vers les USA.

Pourtant Spetters est réalisé juste après le succès du remarquable Soldaat van Orange.
Pourtant les deux films sont construits sur un canevas très semblable - un petit groupe d'amis, essentiellement des hommes jeunes, dont la confrontation avec l'événement (ici la guerre, là la compétition) va exploser les destins. Mais la comparaison s'arrête là - Soldaat van Orange est une oeuvre historique, une épopée à la fois héroïque et burlesque, drôle et tragique. Spetters est totalement contemporain - réaliste, noir, outre noir, sordide. Et Verhoeven tel qu'en lui même.

LE HOLLANDAIS VIOLE(A)NT

Brut (au sens premier - non raffiné).
Cru.
Glauque.
Insoutenable.

Et on lui reprochera tout - et n'importe quoi, en confondant au premier degré contenus et auteur : vulgarité crasse, sexe débridé et déviant, intégrisme religieux, mysoginie totale jusqu'au mépris des femmes, racisme ordinaire, haine des homosexuels, agressions et bagarres, constantes et violentes (comme le seul moyen de communication ou quasi entre les êtres) - jusqu'à l'insupportable, l'ultra violence, dans cette synthèse atroce d'Irréversible et de Délivrance, dans un décor sordide et à la puissance 4.

Critiques absurdes, évidemment. Et si tout cela n'était que réaliste ?

Misanthropie, assurément. Pessimisme. mais là encore, le doute reste de mise : même si tous les désastres les plus absolus ne mènent jamais à une once de mélodrame, à aucun effet, même minime, d'appel aux sentiments - on n'en ressent pas moins une empathie certaine avec les personnages du film à un point tel que celle-ci ne peut sans doute que venir de Verhoeven lui-même.

On a compris - Rien ne sera épargné à sa micro-communauté.

LES HELL'S ANGELS DU PAUVRE

Hans, Rien et Eek (dans l'ordre du "qui a la plus grosse"). Ils sont trois, réunis par une même passion pour le moto-cross, champions en herbe ou mécanicien doué. Cela dit leurs aînés ne les attendent pas vraiment, les regardent même de très haut, les exploitent un peu - et leur gloire ne sort guère des limites du quartier ou du cercle de la famille et des amis. Ils se retrouvent aussi autour de beuveries, de manque de fric, des filles (qu'on se partage avec classe, au fameux jeu, déjà évoqué, de celui qui a la plus longue, infligé au spectateur avec full frontal) - sans jamais vraiment afficher son estime (pas de visite à l'hôpital, pas de présence auprès de l'autre à l'heure du malheur ...)

En réalité ces anges-là nont rien de vraiment infernal. La porte de l'enfer, en réalité, est à deux pas - c'est celle de la baraque à frites et de sa tenancière, jeune et avenante. Ils la connaîtront tous, et ces rencontres scelleront leurs destins.

CENDRILLON

Dans le monde très contemporain de Verhoeven, la princesse du conte de fée n'attend pas vraiment le prince charmant. Et si, à ces heures (mais pas très longtemps), elle peut encore rêver de la fuite vers ailleurs , vers le Japon ou le canada, elle songe surtout à l'homme qui pourrait la sortir de là - de la misère de toujours, de l'odeur de graillon qui finit par imprégner jusqu'à son visage, des frites grasses et des croquettes dont la recette secrète, finalement dévoilée, est aussi à l'image de tout le film. Elle demeure une midinette, en extase devant les devantures interdites, enthousiasmée par le cadeau d'un manteau en (fausse ?) fourrure. Elle pourrait facilement tourner à la cendrillon de Bertignac -

"Son bel amant le prince charmant / l'emmène sur son cheval blanc / ... / Son bel amant a foutu l'camp ... / elle commence à boire / à traîner dans les bars / emmitouflée dans son cafard ..."

Mais cette princesse-là, Kientje/Renée Soutendijk , est forte. Elle tente, se donne, prend les claques en retour, tente encore, revient à la case départ (celle de la frite), tente à nouveau. On ne l'abattra pas.

De la force - mais aucun mépris, aucun rejet de la part du réalisateur.

PRECIS DE DECOMPOSITION
ou LES PAYS-BAS EN CREUX

... et sans jeu de mots pour un pays construit au-dessous du niveau de la mer. Verhoeven et son scénariste Soeteman tracent un portrait sinistre de leur pays. Les Pays-Bas sont en réalité une source permanente de stéréotypes et de fantasmes.
En vrac - les tulipes et les patineurs de vitesse (c'est à l'ordre du jour), les nageuses bodybuildées et toutes les drogues en vente libre. Les pays-Bas ont longtemps été tenus pour la terre, par excellence, de liberté -le lieu de tous les possibles, où les gens, les jeunes surtout, voyageaient, s'ouvraient au monde, parlaient toutes les langues; la terre où toutes les différences étaient acceptées - jusqu'au jour où on a fini par accepter ceux qui ne tolèrent rien et où tout finit par se perdre dans la plus grande et la plus sordide des confusions (on peut songer aux provocations, à la vie et à la mort de Théo Van Gogh).
Les Pays-bas filmés par Verhoeven (cette fois sans Jan de Bont) sont effectivement gris, souvent sales - et l'on ne s'y cotoie guère qu'en se tapant sur la gueule - jusqu'à la destruction la plus extrême, celle qui clôt le film ... au terme d'une fête approximative.

LE CINEMA, UNE MISE EN ABIME

Une interrogation, fréquente, sur Spetters tient dans les rôles, secondaires mais récurrents, confiés à Rutger Hauer et à Jeroen Krabbe, en champion de moto-cross et en producteur spécialisé. Il y a là, effectivement, quelque chose de confus, de pas très net et de pas très sympathique ...

On peut y voir une métaphore sur le cinéma - incarné ici par les deux acteurs hollandais incontournables : pas de film, pas de film notoire en tout cas, sans Rutger, sans Jeroen, ou sans les deux (comme dans Soldaat van Orange...) Dans le film, ils trônent au somment de leur olympe, regardent de très haut les apprentis champions, sollicitent leur admiration sans limites, les utilisent, vont jusqu'à les railler et jusqu'à vendre les railleries ... Dans un cinéma bloqué, dans un monde en plein délitement, l'avenir des jeunes comédiens (effectivement tous débutants ou quasi) est sans doute des plus improbables. Et Verhoeven va bientôt s'en aller.

RETOUR

... aux héros et au réalisateur.

Eux - Rien, Eek et Hans (dans l'ordre décroissant du malheur) iront à la rencontre de leurs destins. Noir, sans aucune trouée de lumière pour le premier (Ah ! l'image en plongée où le fauteuil roulant électrique, le beau cadeau, part à rebours de la foule très compacte vers les autoroutes et la nuit) ; très incertain pour le second, très malmené mais se découvrant au terme d'une initiation horrible tel qu'en "elle-même" ; et réussi (même si la réussite est très modeste), pour le dernier, le moins doué, mais celui qui aura eu, peut-être, le mérite de ne pas renoncer.

Elle / Kientje / Renée Soutendijk, on l'a vu, ne peut pas être confondue avec une cendrillon misérabiliste ni avec la Petite fille aux allumettes. Elle essaie tout, elle les essaie tous (et bien au-delà, même pour une place de parking) - Jusqu'à ce qu'elle trouve le bon. Elle le trouve, et à ce moment-là, on songe plutôt à une chanson de Brassens -
"Des grands aux p'tits en allant jusqu'aux Lilliputiens / embrasse les tous / Dieu reconnaîtra le sien".

(Une observation en passant. On s'étonne au début que son "compagnon", celui de la roulotte à frites, la laisse constamment coucher avec n'importe qui, quasiment en sa présence. On apprendra par la suite qu'il s'agit de son frère. Et on apprendra encore plus tard que ...)

Le cinéma de Verhoeven est brillant.
Le cinéma de Verhoeven est réaliste et sans concessions.
Le cinéma de Verhoeven est très misanthrope.

En réalité la réussite de Kientje et Hans est très relative. C'est un retour en réalité à la restauration et aux frites - avec quelques étoiles de plus dans les guides locaux, et en passant du nomadisme à la sédentarisation. Ce n'est pas vraiment le paradis.

Il y a mieux - ou pire.

Cette (petite) réussite ne pourra s'installer que sur les ruines du restaurant du copain mort et du père désespéré que Kientje et Hans viennent de racheter.

Le cinéma de Verhoeven est aussi très cynique.
pphf

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