Les premières secondes se sont à peine égrenées que Shotgun Stories porte déjà en germe ce que sera le cinéma de Jeff Nichols : ambiance confidentielle, crue, froide, au sein de laquelle résonne l'absence de la femme tandis que l'homme occupe le premier plan. C'est un monde fait de clair-obscur où les apparences sont parfois trompeuses et les vérités difficiles à déceler. C'est un univers où la parole se tarit par pudeur, laissant le soin aux images d'exprimer ce que les mots peinent à illustrer : c'est une souffrance visible à fleur de peau, c'est l'héritage d'une haine gravée dans la chair, c'est un avenir qui fout le camp dans les valises de l'être aimé. Sobre et puissant, élégant et intrigant, ce cinéma-là possède l'étrange mélancolie des drames sudistes, la saveur âcre du western et l'assurance des anciennes tragédies. Prenant à rebours une production cinématographique qui s'empresse à faire de l'action un spectacle, il assume pleinement sa douce dimension intimiste, elle seule à même de faire retentir la décharge des sentiments...


Originaire du sud, né au western.


Loin du clinquant hollywoodien, du bruit et de la fureur de la Grosse Pomme ou de la Cité des Anges, Nichols prône un retour aux sources : au sein d'une Amérique originelle, où l'homme ne fait qu'un avec sa terre, aux fondamentaux d'un cinoche, authentique et non ostentatoire, aux attentes d'une existence simple et ordinaire. Une démarche de sincérité qu'il initie chez lui, bien évidemment, dans son Arkansas natal afin d'irradier la pellicule de cette atmosphère particulière, hors du temps et des enjeux du reste du monde, captant la singularité d'une terre chargée de soleil, d'histoire et de tradition ancestrale. Habilement, il fait du cadre géographique le cœur de son film, c'est lui qui modèle les personnalités et façonne les caractères, rendant les hommes semblables à leur pays, âpre, rude et impitoyable.


Heureusement, notre communion et notre empathie sont conviées par le rythme nonchalant et le regard contemplatif qu'il induit ; difficile de rester insensible au sort de ces êtres qui semblent autant accabler par la torpeur ambiante que par le poids d'un passé douloureux : ici, les gens vivent, travaillent, fondent une famille mais donnent l'impression d'être continuellement apathiques, de croupir dans leur quotidien comme ces eaux qu'ils contemplent à longueur de journée. L'inertie est partout, dans leur vie personnelle (on vit dans une maison vide ou dans une tente) comme professionnelle (avec ces machines agricoles éternellement en pannes). Ces espaces immenses sonnent comme une prison à ciel ouverte : il n'existe aucune échappatoire, on tourne en rond ou on reste assis à observer cet horizon lointain, cet avenir inaccessible. Forcément dans un tel environnement clos, on croise souvent les mêmes personnes, ses proches ou ses ennemis, les tensions sont donc inévitables.


L'univers du western surnage alors à travers le traitement de l'image, avec ces espaces déserts, ces rues balayées par les vents, ce quotidien insipide qui laisse les hommes seuls avec leur médiocrité, leur rancœur, leur violence. Mais chez Nichols, même les comportements extrêmes passent avec finesse grâce à son travail de mise en scène : lors de la séquence de l'enterrement, le recourt à la profondeur de champ nous laisse apercevoir les trois frères qui s'avancent implacablement vers leur objectif : la tension gagne l'écran, le duel s'annonce. Puis tout s'accélère, les regards se subtilisent aux mots et le crachat aux interjections : le duel est lancé ! La guerre entre les deux clans sera ainsi filmée tout en tension contenue : affrontement physique, avec ces corps qui se dressent et s'opposent, mais surtout mental avec ces êtres qui se toisent longuement... des personnages qui semblent moins pressés d'en découdre avec les autres qu'avec eux-mêmes, portant ainsi le combat sur un autre terrain que celui que nous avons imaginé jusqu'alors.


À bout touchant.


Comme il fera plus tard avec Take Shelter ou Midnight Special, Nichols joue avec les codes inhérents à un genre afin de mieux développer un cinéma introspectif, causant avant tout de ces étranges créatures que sont les êtres humains. Et dès son premier film, il impressionne déjà par sa maîtrise. Sous ses allures de drame familial, de "western sudiste", Shotgun Stories nous conduit immuablement sur les terres d'une tragédie, certes classique, mais dont la coloration intimiste parvient à nous troubler. C'est celle de ces hommes condamnés par leur environnement – familial comme géographique - à errer comme des âmes en peine, à s'écharper pour des motifs séculaires, oubliés de tous : la violence est moins quelque chose de tangible qu'une malédiction, transmise de génération en génération, mais dont les origines sont confuses, voire mystérieuses. On ne sait presque rien du père, de sa vie et de ses fautes, on ne peut qu'imaginer les raisons qui conduisent sa famille à se déchirer. Tout aussi mystérieux, le dénommé Shampoo n’apparaît qu'épisodiquement dans le récit, simplement pour attiser les rancœurs. Sorte de personnage maléfique, il représente la tentation du passage à l'acte, de la violence qui répond à la violence...


Avec élégance, Nichols souligne l'aspect dérisoire de ces querelles (avec ces plans sur une nature solennelle, qui se moque des gesticulations humaines) et les effets pervers du recours à la violence : la déshumanisation (ces personnages sont moins des hommes que des porteurs de fusil, sans nom personnel, sans présent et donc sans avenir), ou encore le cercle vicieux qu'elle induit (la scène où Kid menace son demi-frère, les enfants de ce dernier restent dans le flou en arrière-plan, un nouveau cycle de vengeance est en train de naître). Reconnaissons-le, la conclusion vers laquelle le film tend, à savoir dire oui à la vie et non à la violence, à une valeur morale évidente. Mais tout cela passe agréablement à l'écran, grâce au talent d'un cinéaste qui a su éviter le didactisme et le moralisme en privilégiant la sobriété et la pudeur en toute occasion. Le final, sous ses allures d'happy-end déguisé, a beau clore de manière malhabile le métrage, cela ne suffira pas à entacher l'excellente impression que nous laisse ce film, remarquable de puissance contenue, à l'image de son acteur vedette, Michael Shannon.

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le 29 janv. 2023

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Procol Harum

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