Il était une fois, les laissés pour conte

A l’heure où les intentions du cinéma se confondent bien souvent avec celles des “parcs d’attractions” (dixit M. Martin Scorsese), où le spectateur s’en remet régulièrement à ses lunettes 3d pour en avoir plein les mirettes, il serait peut-être bon de ne pas oublier l’essentiel : le cinéma, c’est une histoire qui se raconte, s’écoute, se réapproprie. Les grands cinéastes au fond, en dépit de leur style ou de leur particularité, sont tous des grands raconteurs d’histoire, nous parlant aussi bien de la grande que de la petite, du monde qui nous entoure que de nous-même. Avec The Irishman, Scorsese ne fait pas autre chose, délaissant le spectaculaire du film de gangsters pour mieux nous parler de l’Amérique et des gens qui la peuplent. Une démarche qui fut également celle d’Howard Hawks qui, à l’heure où le grand cinéma classique s’éteignait, avait dégainé son Rio Bravo pour nous rappeler le sens du cinéma, le sens de l’histoire.


Une histoire devenue insensée, selon lui, par l’essor concomitant de la télévision et d’un cinéma qui se veut plus “intellectuel” (le surwestern). Dorénavant, on s’isole devant le petit écran pour assister à des histoires cousues de fil blanc, on se précipite devant le grand écran pour voir l’expression allégorique de l’individualisme américain (High Noon, réalisé par Fred Zinnemann en 1952, se veut être la métaphore du maccarthysme et du repli sur soi). Prenant à contre-pied ces nouvelles modes, il convoque les fondamentaux indémodables pour exalter l’essence même du cinéma, le plaisir véritable que l’on ressent à s’immerger dans une histoire, à entrer en empathie avec des personnages, à découvrir des images sur lesquelles se reflète notre propre humanité. Rio Bravo n’est pas qu’un chef-d'œuvre du western, c’est une leçon de cinéma.


Ainsi, contrairement à cette jeune génération de cinéaste qui s’apprête à prendre le pouvoir, celle des Penn, Peckinpah et autre Sergio Leone, il cherche moins à subvertir les codes du genre qu’à s’y lover en toute décontraction. Exit donc l’intellectualisme et le formalisme exacerbé, la place est faite à un cinéma qui assume sa forme classique, renouant même avec la théâtralité des origines, pour mieux nous conter l’éternelle histoire de la comédie humaine. Si Zinnemann cherchait surtout à potentialiser l’originalité de son scénario, s’adonnant même à l’exercice de style (basé sur le principe du compte à rebours, l’histoire se racontait en temps réel), Hawks affirme sa foi en une histoire purement humaine, une histoire qui n’a besoin que de l’Homme pour être belle et passionnante, s’exprimant simplement à travers ses désirs et motivations...


Pour ce faire, il fait de Rio Bravo un film expurgé de tout élément pouvant détourner l’attention du spectateur : l'intrigue sera sommaire (les bons contre les méchants), le cadre dépouillé (on reste essentiellement dans les intérieurs de la petite ville de Tucson), l’action minimaliste (pas de grands espaces ni de courses aux galops...), tout comme le récit (courant sur quatre jours et cinq nuits). L'essentiel, en effet, est ailleurs : de cette épure extrême, de ce mécanisme rigoureux de claustration, va émerger une subtile représentation de la communauté des Hommes et des interactions qui la nourrissent.


Celle-ci est possible notamment grâce à une très belle appréhension de l’espace. L'univers en huis clos offre l’occasion au cinéaste d’exploiter pleinement la figure de l’union qui est celle du cercle : l’encerclement de la ville permet la mise en lumière de cercles bien définis ou concrets (le saloon, la prison, l’hôtel), dans lesquels se forme le cercle symbolique de la communauté des Hommes (le shérif, l’alcoolique, le vieil infirme, etc.). Quant aux échanges et aux cheminements personnels, ils sont caractérisés de manière évidente par ces grandes rues que nous allons arpenter plus de deux heures durant, accompagnant ainsi les personnages dans leur évolution géographique, sociale ou sentimentale. On trouve ici le plus bel exemple de ce qui fait la force du cinéma hawksien : la simplicité, l’efficacité, et une mise en scène qui n’a pas besoin de montrer ses muscles pour emporter notre adhésion.


En effet, la plupart des cinéastes vont mettre leur mise en scène au service de ce spectaculaire auquel on associe constamment le genre, exaltant bien souvent les idées de “grands espaces” et de “sauvagerie”, de souffle épique et d’aventure. Avec Rio Bravo la chose est tout autre, à tel point qu’on qualifiera même le film de western de chambre. Mais, pour être plus juste, parlons plutôt de western intimiste et férocement humain, comme l’atteste la place accordée aux mots, au corps et à son langage.


Le film, d’ailleurs, débute par une séquence entièrement muette au cours de laquelle on entend moins la rhétorique du pistolet que l’éloquente pantomime humaine : Dude, l’alcoolique, en est réduit à évoluer au ras du sol, cherchant dans un crachoir de quoi se payer un verre. Lorsque le shérif va se dresser devant lui, les regards qu’ils s’échangent auront bien plus de signification que n’importe quel discours. Une séquence qui fera écho à la dernière, où Dude cette fois-ci se tiendra debout au milieu de la rue. Inutile d’en rajouter, cette simple image suffit à illustrer la rédemption qui est la sienne. De la même façon, les touches d’humour et les sous-entendus vont mettre joliment en perspective la relation qui s’établie entre deux personnages, donnant ainsi une vraie épaisseur aux échanges entre Angie Dickinson et John Wayne. Quant au langage corporel, savamment passé à la loupe par Hawks, il va révéler avec des trésors de subtilité tout ce que les mots ne sauraient dire, comme lorsque le shérif porte une Feathers endormie jusqu’à sa chambre, ou lorsqu’il adresse un baiser malicieux à un Stumpy en manque d’affection.


Pourtant, l’action existe bel et bien dans Rio Bravo, mais elle est toujours mise au service du propos humaniste. Ainsi, lors de cette scène mythique où du sang tombant dans un verre vient trahir un gangster (superbe séquence, témoignant de la grande maîtrise hawksienne), l’émotion naît surtout de la pleine collaboration entre le shérif et Dude, entre le vertueux et celui qui le devient. De la même façon, le feu d’artifice final, qui s’effectue à grand renfort de dynamite, ne fait que concrétiser l’entente des hommes de bonne volonté. C'est ainsi que Hawks répond à Zinnemann : les adjoints du shérif sont nombreux, il y a du monde pour sauver l’Amérique ! Mais pour s’en rendre compte, pour les apercevoir, il faut être lucide et savoir regarder les Hommes tels qu’ils sont.


Le cinéma, c’est construire du temps et de la durée” dira Serge Daney. Et c’est sur la durée que les Hommes se révèlent. En tout cas, c’est ce que semble nous dire Hawks avec Rio Bravo. Les différents personnages que nous croiserons, les adjoints potentiels du shérif, ont tous un surnom ou une étiquette qui leur colle à la peau : Borrachón ou l’ivrogne, Feathers ou la fille volage, Stumpy ou le petit vieux insignifiant... Tout le talent d’Howard Hawks sera d’éroder ces clichés pour nous faire voir l’humanité qui s’y cache.


C'est en prenant son temps, contrairement au compte à rebours de High Noon, qu’il y parvient : les digressions nombreuses, la multiplication de ces séquences dépourvues de spectaculaire, nous laissent voir la belle entente des Hommes entre eux, comme la relation père-fils qui s’écrit entre le shérif et Dude et qui charge le long métrage d’une émotion aussi rare que précieuse. C'est d’ailleurs une autre digression, celle où l’on entend résonner “My Pony, My Rifle and Me” et “Cindy”, qui résume le mieux la délicatesse en œuvre dans Rio Bravo : la note est lancée, et une bande de cow-boys mal assorti se transforme soudain en véritable groupe de musique. Sans être insistant, et avec une touche de poésie, Hawks vient de célébrer la mélodieuse communion des Hommes.

Procol-Harum
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le 8 juin 2022

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