En hommage aux trésors cinématographiques de ton pays, on se met une race Poutine ?

Elem Klimov est surtout connu pour avoir réalisé le célèbre, traumatisant et hyperréaliste Requiem pour un massacre, sorti en 1985, année pendant laquelle a pu également sortir un autre de ses films, après dix ans de censure : Raspoutine, l’agonie. Ce dernier n’a cependant pas bénéficié du même impact que Requiem pour un massacre, apparemment beaucoup plus brillant, choquant et marquant pour les esprits. Et pourtant…

Fresque historique chaotique, Raspoutine, l’agonie nous présente, à travers plusieurs scènes décousues, le personnage de Raspoutine, moine guérisseur appelé par le tsar Nicolas II pour soigner son fils malade. Il possède très vite une grande influence sur la famille royale, si bien qu’un complot mené par le prince Youssoupov finit par se fomenter contre lui… Plus qu’un simple biopic, ce film nous fait le portrait d’une nation sur le déclin, et nous dépeint les remous et les transformations de la société russe de la Première Guerre Mondiale.

Raspoutine, l’agonie nous présente un Raspoutine dément, figure d’une Russie malade. Le tsarisme meurt à petits feux. Et c’est avec un art certain pour filmer la décadence qu’Elem Klimov nous met face à des scènes toujours plus folles, où la démesure annonce une fin brutale. Le film enchaîne d’improbables scènes dionysiaques, ainsi que des situations incontrôlables où tout finit par déraper. Alexéï Petrenko endosse parfaitement le rôle du mystérieux personnage principal avide d’orgies étourdissantes. On le sent habité, tout entier dévoué à son rôle. Sa gestuelle, ses expressions, son visage, et son regard plus particulièrement, sont incroyablement convaincants pour exprimer la folie. Une performance d’acteur remarquable.

Cependant, à travers ses scènes juxtaposées de façon apparemment incohérente, le film en déstabilisera plus d’un. Pourtant, cette composition labyrinthique illustre parfaitement le chaos qui règne alors dans toute la Russie. Le fond colle à la forme. Le spectateur est bousculé, perdu dans un univers déjanté où tout défile sous son regard de façon stupéfiante. Elem Klimov confirmera ce don pour imposer un univers tortueux avec Requiem pour un massacre. Il ne laisse pas son spectateur indemne, tranquillement à l’abri derrière son écran, rassuré par une vision du monde calme et enchanteresse. Non, il se fait militant, partisan d’un cinéma vivant qui n’a que faire de conforter son public dans son quotidien. Tout au contraire !

Dans Raspoutine, l’agonie, nous trouvons déjà ce réalisme si cher à Klimov, ce réalisme qui frappera avec une telle intensité qu’il en chamboulera le spectateur de Requiem pour un massacre. Le film est ponctué d’images d’archives, d’une présentation des personnages par un sous-titre, et d’une exposition du contexte en voix-off, pour mieux ancrer le récit dans la réalité. On notera d’ailleurs le jeu de montage sublime lorsque s’alternent images fictives du train de vie tsariste, et images réelles du peuple souffrant. La dénonciation est là, frappante, entièrement construite avec le langage cinématographique. Klimov poussera le réalisme encore plus loin, en investissant les lieux réels des événements reconstitués, et en recomposant, avec un vrai souci du détail, la scène du meurtre de Raspoutine.

Alors oui, ce n’est pas un film relaxant, il n’est pas idéal s’il s’agit d’oublier les contraintes d’une journée éprouvante. Non, mais c’est que Raspoutine, l’agonie promet tellement mieux ! Voué à ne pas lâcher son spectateur, il vous entraînera dans une frénésie de tableaux hallucinés, dans une extravagance vraiment épatante. Pas de pathos, un personnage principal quelque peu grivois et amoral qui peut énerver, et qui ressemble ici davantage à une sorte de charlatan bouffon qu’au mythique personnage que l’on peut se représenter. C’est que Klimov s’en sert magnifiquement bien pour interpeller le spectateur, qui se demandera du coup comment un tel personnage a pu avoir autant d’influence sur tout un empire.

Un film éprouvant, où l’on ressort avec une étrange impression d’amertume. Ce n’est rien à côté de Requiem pour un massacre, mais ça l’est assez pour être un tant soit peu marquant. Pourquoi les regarder alors, me demanderez-vous ? Pour apprécier pleinement tout le potentiel du cinéma, ici utilisé à bon escient. Pour se rassurer en se disant que faire un film ce n’est pas forcément appliquer une recette avec des ingrédients-clichés. Pour apprendre quelque chose sur l’Histoire, sur l’Homme. Pour être ébloui par la beauté du montage, par le jeu des acteurs. Pour tout un tas de choses, mais dans tous les cas, pour avoir affaire à un cinéma qui réfléchit sur son pouvoir, ses enjeux, pour avoir affaire au septième art.

(la critique sur mon blog, avec une mise en page sexy : http://alarecherchedufilmperdu.wordpress.com/2013/09/17/raspoutine-lagonie-%D0%B0%D0%B3%D0%BE%D0%BD%D0%B8%D1%8F-agoniya-delem-klimov-1975/)
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le 17 sept. 2013

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King-Jo

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