Cette critique contient des spoilers.


Tout d'abord, le chambara est un sous-genre cinématographique et théâtrale japonais de combat au sabre. Ensuite, pour les deux du fond qui vivraient dans une grotte, coupés du monde depuis le siècle dernier, le western est un genre cinématographique américain dont l'action se déroule généralement aux Etats-Unis durant la conquête de l'Ouest. Vous l'aurez peut-être compris, mais dans la lignée de ma critique du film Et pour quelques dollars de plus, je n'évoquerais pas spécifiquement Pour une poignée de dollars. "Pourquoi ?" me répondrez-vous sur un ton inquisiteur. Et bien tout d'abord parce que je fais ce que je veux et ensuite car à l'image de Et pour quelques dollars de plus, je crois que tout à plus ou moins était dit sur ce film que tout le monde connaît au moins de réputation. C'est pourquoi, plutôt qu'une énième éloge pompeuse du film, je préfère évoquer un sujet qui me trotte dans la tête depuis un certain temps, à savoir le lien étroit qu'entretiennent le chambara et le western. Et c'est pourquoi j'ai choisi d'en parler ici, à la place d'une critique lambda de Pour une poignée de dollars, car même s'il est globalement le long-métrage le moins apprécié de la trilogie du dollars (même si 7,6/10 de moyenne Senscritique, c'est quand même pas dégueulasse), ce film m'intrigue, tout d'abord parce que quoi que l'on puisse en dire, il est très bon, mais aussi car il représente le chaînon manquant entre le chambara et le western spaghetti. C'est également pourquoi il sera le centre de gravité de cette critique.


Akira Kurosawa ne s'en est jamais caché, son modèle, c'est John Ford. Et comment parler de John Ford sans évoquer ses westerns: La chevauchée fantastique, La prisonnière du désert, Le cheval de fer et bien d'autres sont autant de films ayant inspirés le réalisateur japonais. Ce dernier admire en effet la réalisation de Ford et s'inspire clairement du western pour créer ses histoires ainsi que sa mise en scène. Ainsi, des films comme Les 7 samouraïs, La forteresse cachée ou Yojimbo sont en quelque sorte les héritiers du western américain. Cependant, Kurosawa ne se contente pas de transposer bêtement les codes du western dans l'univers du chambara. Il les renouvelle. L'évolution la plus flagrante concerne la figure du héros. Le héros fordien et américain en général est beau, noble, courtois, courageux, juste, bref… américain. Ce héros sans peur et sans reproche à la John Wayne, Kurosawa va le salir, le rendre plus sombre, moins bavard, bref, le héros devient anti-héros. Ce type de personnage deviendra par la suite une figure emblématique du chambara, car reprise par un grand nombre de réalisateurs comme Okamoto, Gosha ou Misumi. Il supplante ainsi les héros samouraïs sauce américaine, trop lisses et justes.
Aux Etats-Unis, le western tombe peu à peu en désuétude, et c'est en Italie que se genre typiquement américain connaîtra son second souffle. En 1964, un jeune cinéaste italien répondant au nom de Sergio Leone se lance dans la réalisation de son premier western: Pour une poignée de dollars. L'idée lui vient suite au visionnage, dans un cinéma romain, du film Yojimbo de Akira Kurosawa. Leone prend alors la décision d'adapter le film sous la forme d'un western. N'étant pas coutumier du genre, le jeune réalisateur suis le modèle initié par le maître nippon, notamment dans la mise en scène (le film étant par certains considéré comme un plagiat de Yojimbo ) mais aussi et surtout dans le traitement de son personnage principal. En effet, le personnage incarné par Clint Eastwood est une copie conforme du personnage de Sanjuro campé par Toshiro Mifune dans le film d'origine: même attitude, mêmes mimiques, même cynisme etc. Autant de points qui créent une incertitude chez le spectateur concernant les motivations du personnage, est-il bon ? Est-il mauvais ? Le film ne nous le présente pas comme l'un ou l'autre. C'est au fur et à mesure du récit que son vrai visage émerge. Le personnage est contrasté, il n'est pas tout blanc ou tout noir, certains de ses choix peuvent surprendre, mais cette attitude fait de lui un personnage bien plus humain et réel que l'archétype basique du héros américain sans grande saveur. Ce personnage sans nom incarné pour la première fois par Toshiro Mifune dans le diptyque Yojimbo/Sanjuro sera repris à mainte et mainte reprises par le western spaghetti et notamment par Sergio Leone avec son homme sans nom incarné par Clint Eastwood dans la trilogie du dollars ou encore le personnage de l'harmonica campé par Charles Bronson dans Il était une fois dans l'Ouest. Du Japon, Leone ramène également une mise en scène plus lente se concentrant davantage sur les visages, les gueules, mais aussi ce fameux gimmick que l'on croit made in Leone: la dilatation du temps. En effet ce procédé était déjà observable dans les scènes de combats finales des films Yojimbo et Sanjuro de Kurosawa, ainsi que dans le duel opposant Tatsuya Nakadai à Tetsuro Tamba dans le Harakiri de Masaki Kobayashi. Leone démocratisera cette pratique en lui donnant une tout autre ampleur, une tout autre puissance. Ce gimmick sera repris par bon nombre de réalisateurs de westerns spaghetti comme Sergio Sollima dans Colorado, Tonino Valerii dans Mon nom est Personne ou encore Sergio Corbucci dans El Mercenario, pour finalement s'imposer comme un élément récurent et quasi incontournable du western spaghetti. Cela dit, tout comme Kurosawa avec John Ford, Leone ne se contente pas de copier bêtement mais parvient à créer une atmosphère particulière qui se démarque du film du maître japonais et qui servira de base pour tous les westerns spaghetti à venir.
Le cinéma, comme toute forme d’art, n'est pas figé, il évolue, avec les nouvelles technologies, mais également avec les cultures. Le western en est sans doute le meilleur des exemples. En effet, le western américain (vous l'aurez sans doute remarqué) donne une place prépondérante à la loi. Le personnage central de ses histoires se trouve d'ailleurs être (en règle générale) le shérif ou du moins un homme bon, beau et fort qui œuvre contre le mal (ce qui revient au même). Le western italien ne peut, lui, échapper à une tradition multiséculaire de culture judéo-chrétienne et latine dont l'art fait partie (théâtre, opéra…), et dont les origines remontent à l'Antiquité gréco-romaine. La loi prenant une place moins importante qu'aux Etats-Unis, le shérif ne tient plus le rôle qui lui était attribué dans les westerns outre-Atlantique. Leone, Corbucci, Sollima, et autres Valerii insufflent ces siècles de dramaturgie dans leurs westerns, à travers leurs caméras, l'Ouest américain devient un opéra grandiloquent où un homme en affronte un autre, les yeux dans les yeux, dans un duel archi-théâtrale visant à venger la perte de l'être cher (dans la plupart des cas). C'est d'ailleurs cette dimension opératique du western à l'italienne qui justifie la présence écrasante de la musique, bien plus présente et grandiloquente que dans le cinéma américain, afin d'accentuer la dramatique et le lyrisme du duel et d'exacerber les émotions du spectateur. C'est grâce à cette sensibilité et ces siècles d'art de la scène que ces cinéastes nous offres des scènes aussi intenses et belles que le duel final de Il était une fois dans l'Ouest, séquence durant laquelle le spectateur se voit enfin révéler la raison pour laquelle l'Harmonica désir se venger de Franck par l'intermédiaire d'un flash-back d'une intensité folle, intensité en grande partie créée par le superbe thème du grand Ennio Morricone. Dans un registre différent, la scène finale du film Le Grand Silence de Sergio Corbucci illustre parfaitement la dimension opératique du western italien. En effet, cette scène d'une violence effroyable voit la mort du "bon" incarné par Jean-Louis Trintigant et la victoire du "mauvais" campé par Klaus Kinski. Le sang coule sur le visage de Silence qui, sur un thème bouleversant de l'immense Ennio Morricone, s'écroule, dans la neige, aux pieds de son bourreau, imperturbable. Sergio Corbucci parvient à insuffler à cette scène d'une grande violence, tant visuelle que psychologique, un lyrisme saisissant dans la plus pure tradition des tragédies Antiques.
Si le chambara avait déjà réussi à inspirer le western américain avec la sortie en 1960 des Sept mercenaires de John Sturges, remake du film Les 7 samouraïs de Kurosawa, le chambara et le western spaghetti s'influencent mutuellement, les deux genres versant tout deux dans une violence plus évidente dans la seconde partie des années 1960 (le cinéma de Corbucci (Django, Le Grand Silence) côté italien pouvant faire échos au cinéma de Okamoto (Samurai Assassin, Le Sabre du Mal) côté japonais).
Par la suite, ses deux cinémas seront réunis de manière plus évidente par des réalisateurs comme Quentin Tarantino avec Kill Bill (2003-2004) ou Takashi Miike avec Sukiyaki Western Django (2007).
Ironie du sort, le milieu de la décennie des années 1960 marque la naissance du western spaghetti mais aussi le début d'une longue descente aux enfers pour le chambara qui, au Japon, ne trouve plus son public, davantage tourné vers les yakuza eiga (films de yakuzas) ainsi que les productions occidentales, dont le western spaghetti.


Ainsi, inspiré par le western américain, comme tant d'autres réalisateurs nippons, Akira Kurosawa en reprend les codes, non sans y ajouter sa touche personnelle. Avec Yojimbo, Kurosawa bouleverse les codes du chambara classique, il réinvente le genre. Au milieu des années 1960, c'est Sergio Leone qui prend la décision d'adapter le Yojimbo de Kurosawa en western. Il reprend la mise en scène ainsi que les personnages initiés par le maître nippon. En adaptant le genre à leur identité culturelle et à leur Histoire, les cinéastes italiens réinventent le western. Cela prouve bien que les genres cinématographiques ne sont pas cloisonnés, au contraire, ils s'inspirent les uns les autres pour en créer de nouveaux et ainsi faire évoluer le cinéma.

Antonin-L
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le 2 juin 2021

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