Les larmes amères de Rainer Werner Fassbinder

Rainer Werner Fassbinder fut l’un des plus grands réalisateurs du cinéma moderne allemand, mais il fut bien plus que ça : dramaturge, metteur en scène de théâtre, réalisateur de série TV, il investit un maximum de média pour propager ses idées provocatrices, menant un combat d’avant-garde pour les populations homosexuelles, transgenres, mais défendant également les droits des handicapés, des immigrés, et de manière générale, de tous ceux que la bonne société réprouvait et se refusait à considérer comme « normaux ». Parce que ses films ne répondent aucunement aux codes, non seulement de la bienséance, mais aussi à ceux communément admis dans le cinéma « de divertissement » à l’américaine qui prévaut depuis un bon quart de siècle, peu de gens aujourd’hui regardent les films de Fassbinder : les regarderaient-ils qu’ils seraient probablement mi-horrifiés, mi-ennuyés…


C’est donc tout à l’honneur de François Ozon, cinéaste français établi, et l’un des rares représentants actuels de ce fameux « cinéma du milieu » préconisé par Truffaut, d’avoir écrit et réalisé ce Peter Von Kant, libre adaptation du célèbre les Larmes Amères de Petra Von Kant de Fassbinder, mais surtout hommage intense, et inspiré, au génie de Fassbinder. On n’est pas certain que ce beau film rencontrera un quelconque public, surtout en ces temps estivaux et post-pandémiques où aller dans les salles obscures ne semble plus guère attirer personne, mais Peter Von Kant est un vrai geste artistique, audacieux, original. Qui fait honneur à Ozon.


Comme son titre l’indique, le scénario d’Ozon inverse le genre des protagonistes : l’amour lesbien original devient donc une passion homosexuelle masculine, ce qui en soit n’est pas particulièrement significatif, mais permet à Ozon de placer Fassbinder lui-même au centre de son récit. La créatrice de mode est devenu un auteur-réalisateur à succès, incarné par un Denis Ménochet aussi impressionnant qu’à son habitude, mais surtout devenu un étonnant sosie de Fassbinder. Le tout jeune, mais très bien casté, Khalil Ben Gharbia incarne l’éphèbe dont l’artiste tombera follement amoureux, rôle – au féminin bien sûr – originellement tenu par l’iconique et géniale Hanna Shygulla qu’Ozon a la belle idée de faire apparaître ici comme la maman aimante de Peter : sa présence magnétique et la tendresse qu’elle dégage emplit la dernière partie du film d’une émotion miraculeuse, qui adoucit la violence de la performance très physique de Ménochet. Isabelle Adjani, que l’on croirait par instants redevenue l’Adjani des années 80, impose sa présence dans un rôle plus passe-partout d’actrice superficielle avide de succès, mais ce sera peut-être Stefan Crepon (le Bureau des Légendes) qui marquera le plus le spectateur, tant sa prestation, entièrement muette, incendie littéralement l’image. Et marque finalement plus que toute autre, le moment très fort du film où la profonde supercherie du personnage de Von Kant éclate, et où tous les mensonges semblent mis à jour.


Peter Von Kant est un film qui démarre doucement, peut faire même un peu peur quelque temps à cause d’une théâtralité forcée, d’un jeu légèrement désincarné des acteurs : certains spectateurs auront peut-être envie de fuir, mais ils ne doivent pas le faire. L’incarnation frémissante de l’amour, la montée en tension des rapports entre les personnages, l’accélération de l’intrigue vers un nouveau désastre émotionnel, tout cela est construit progressivement par Ozon avec une intelligence qui n’est jamais prise en défaut. Le spectateur ressort de ce Peter Von Kant comblé, dévasté. Ozon a réussi son pari : réaliser un mélodrame maniéré et incandescent « à la manière de » Fassbinder tout autant qu’un hommage palpitant à ce dernier.


Espérons que cette belle réussite incitera les plus jeunes cinéphiles d’aujourd’hui à prendre le risque de découvrir l’univers du grand cinéaste allemand.


[Critique écrite en 2022]

EricDebarnot
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films français de 2022

Créée

le 10 juil. 2022

Critique lue 206 fois

7 j'aime

6 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 206 fois

7
6

D'autres avis sur Peter Von Kant

Peter Von Kant
Procol-Harum
7

Ozon, le cinéma

Cinéaste pour le moins prolifique, sortant des films chaque année comme s’il fallait déjà oublier le précédent, François Ozon peine à se renouveler, à extirper son cinéma d’un académisme encombrant...

le 8 juil. 2022

13 j'aime

6

Peter Von Kant
AnneSchneider
8

Tout est faux mais tout est vrai

De film en film, François Ozon traque la part de vrai nichée dans le faux (« L’Amant double » 2017, « Été 85 » 2020), la vérité dans l’imposture apparente (« Frantz » 2016), la sincérité sous le...

le 10 juil. 2022

11 j'aime

11

Peter Von Kant
EricDebarnot
8

Les larmes amères de Rainer Werner Fassbinder

Rainer Werner Fassbinder fut l’un des plus grands réalisateurs du cinéma moderne allemand, mais il fut bien plus que ça : dramaturge, metteur en scène de théâtre, réalisateur de série TV, il investit...

le 10 juil. 2022

7 j'aime

6

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

150

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

104

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

184 j'aime

25