Cinéaste pour le moins prolifique, sortant des films chaque année comme s’il fallait déjà oublier le précédent, François Ozon peine à se renouveler, à extirper son cinéma d’un académisme encombrant (Été 85, Tout s'est bien passé). Un académisme incapable surtout de revitaliser l’élan mélancolique qui fit son succès autrefois, comme lorsqu’il adapta joliment Fassbinder avec Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. On ne s’étonnera pas, alors, de le voir revenir une nouvelle fois vers l’œuvre du Bavarois, en adaptant son célèbre Larmes amères de Petra von Kant, tout en ambitionnant à un exercice de style bien particulier : Peter von Kant joue en effet la carte du faux remake pour peindre l’esprit de Fassbinder avec les couleurs d’Ozon, pour matérialiser le regard que porte un cinéaste-cinéphile sur lui-même et sur un art éminemment populaire.


Une quête du regard que les premières minutes du film expriment d’ailleurs fort subtilement, attirant le nôtre avec un rideau qui s’ouvre et annonce le début de la pièce, avant de dévoiler un regard qui se portera autant sur le cinéma et ses artifices (les yeux de l’immense photo d’Adjani affichée au mur) que sur l’artiste lui-même (le regard de Denis Menochet reflété par le miroir). Avec Peter von Kant, François Ozon regarde ainsi ce cinéma d’hier avec une émotion non feinte, mais sans vouloir l’enfermer dans un carcan nostalgique dépassé. Ce cinéma d’hier, on va l’admirer et y adhérer car il nous parlera avec un langage intemporel, avec des mots vivifiants, réutilisant notamment les motifs propres au cinéma d’Ozon et à un référentiel culturel gay.


Un langage intemporel qui fait vite son apparition, comme dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, en prenant une forme ouvertement théâtrale (huis-clos, diction des acteurs...) afin de placer le spectateur sur un terrain qui lui semblera familier (drame, vaudeville...). Une théâtralité, cependant, qu’Ozon parvient à revitaliser grâce à un astucieux travail d’écriture et de montage, privilégiant ainsi le dynamisme à la littérarité, l’expression mi-sérieuse mi-fantaisiste des acteurs et le goût pour la farce à une mise en scène rigide et compassée.


Le regard porté sur Les Larmes amères de Petra von Kant se veut ainsi propice au renouveau, nous donnant une version non dénuée de fantaisie où les personnages féminins deviennent cette fois-ci des hommes : la créatrice de mode Petra devient Peter le cinéaste, Marlene laisse sa place de souffre-douleur à Karl, Karin abandonne son rôle d’objet du désir à Amir... Un parti pris que l’on pourrait juger futile mais qui s’avère pertinent dans sa capacité à questionner l’œuvre de Fassbinder (Marlene, l’assistante du premier film, serait-elle le mari travesti de Petra ?) tout en laissant discrètement des pistes de lectures modernes (les rapports de domination, misent ainsi en relief, peuvent éventuellement faire le lien avec l’époque #MeToo).


Mais surtout, ce stratagème permet de provoquer la complicité du cinéphile : le film se fait ludique en proposant à son spectateur une balade entre passé et présent, un jeu de piste savoureux traversant aussi bien le cinéma de Fassbinder que celui d’Ozon. On découvre ainsi l’univers culturel gay des années 70 (les affiches citant Andy Warhol...) à travers l’esthétique d’Ozon (la lumière vive et les couleurs franches conçues par Manu Dacosse). Un lien entre deux filmographies que vient subtilement renforcer l’univers musical (la chanson de Querelle, Each man kills the thing he loves chantée par Jeanne Moreau, est cette fois réappropriée en allemand par Adjani ; tandis que la musique de 8 femmes prend possession du huis clos fassbidien... ), ou encore la composition du casting (Hanna Schygulla a participé au film original et au dernier film d’Ozon). Peter von Kant joue constamment avec nos référentiels pour diffuser un humour moqueur et ironique, comme l’atteste cette dimension méta que le récit prend parfois (on joue avec l’aspect iconique d'Adjani ou le physique de Denis Ménochet).


Bien que certains artifices ne soient pas dénués de lourdeur et que la sève dérangeante du cinéaste allemand soit absente de l’écran, l’exercice de style voulu par Ozon fonctionne remarquablement : l’univers du Bavarois se reconstitue en se colorisant de la légèreté du vaudeville français, tandis que le récit propose une réflexion sur la création artistique, tout en brossant en creux le portrait de Fassbinder lui-même. Sous la caméra d’Ozon, Ménochet se transforme en Fassbinder plus vrai que nature : habillé de ses lunettes de soleil, de son narcissisme débordant et de son appétence à la possession, il incarne une version vieillissante du cinéaste, un monstre d’égoïsme au regard d’enfant capricieux, horripilant par son outrance, émouvant par son désir fou et destructeur de vivre un amour pur et total.


Pour nous le faire percevoir tel qu’il est, Ozon exploite le principe de la mise en abyme et joue sur les effets miroirs, comme le symbolise cet appartement dont les nombreux miroirs vont refléter la psyché particulière d’un cinéaste qui puise dans ses tourments et ses rapports conflictuels avec autrui la matière propice à son œuvre. C’est d’ailleurs ce qu’exprime avec malice cette étonnante scène où Peter divague devant la caméra pendant que Karl, en arrière-plan, s’active à taper à la machine un hypothétique scénario de film. Plus généralement, c’est le rapport compulsif, dévorant, passionnel de Fassbinder au cinéma que la mise en scène d’Ozon se charge d’exprimer : son imagerie recueille ses fantasmes (pellicule, photo, représentations de Saint Sébastien...), sa caméra prolonge son regard qui ploie sous le poids du désir - comme cette caméra plongeant dans le regard d’Amir, lors d’une scène de casting improvisé - sa pratique artistique excessive, frénétique, épuise autant son sujet, ses amours, que sa propre personnalité.


En se voulant ainsi réflexif sur le cinéma, Peter Von Kant offre l’occasion à Ozon de tomber lui-même le masque, et de glisser un peu de lui derrière ce portrait de Fassbinder. L'exercice de mise en abyme lui permet de retrouver certains univers familiers (la théâtralité, au kitsch assumé et amusé, de 8 Femmes, Potiche...), certaines thématiques chéries (amours contrariées, famille...), ainsi qu’un ton ironique et mordant digne du Sitcom de ses débuts. À travers cet hommage à Fassbinder, il renoue avec une véracité, une force évocatrice, que son cinéma ne connaissait plus depuis longtemps, comme l’atteste cette ultime scène à la mise en abyme élégante, où les images et les émotions se nourrissent l’un de l’autre, où l’amour peut s’exprimer et se ressentir enfin sans entrave.

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le 8 juil. 2022

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