De film en film, François Ozon traque la part de vrai nichée dans le faux (« L’Amant double » 2017, « Été 85 » 2020), la vérité dans l’imposture apparente (« Frantz » 2016), la sincérité sous le déguisement, voire le travestissement (« Une Nouvelle Amie » 2014). Peu étonnant, dès lors, qu’il soit sensible à l’univers de Rainer Werner Fassbinder, au sens de la mise en scène et de la théâtralité que le dramaturge et réalisateur allemand manifestait dans ses œuvres, et vraisemblablement dans sa vie même. L’affiche, très bien pensée, comme un remake des sérigraphies de Warhol, affirme hautement ce recours au faux, pouvant aller jusqu’à un goût pour le kitsch.

Décidant de transformer en atout le fil à la patte du confinement, Ozon entreprend de tourner un huis-clos presque complet. Pour cela, après « Gouttes d’eau sur pierres brûlantes » (2000), adaptation cinématographique d’une pièce de Fassbinder jamais montée, François Ozon revient vers le créateur allemand pour reprendre une autre de ses pièces, « Les Larmes amères de Petra von Kant », et en proposer une nouvelle version filmique, non plus entièrement féminine, mais masculinisée pour ses protagonistes principaux et rapprochée du monde du cinéma, ce qui lui permet tout à la fois d’arracher le masque dont le réalisateur allemand avait couvert son sexe et de se dévoiler lui-même, si bien que la mise à nu de l’autre rejoint l’exercice de sincérité.

Mais cette approche du réel, pudeur oblige, est nimbée d’une théâtralité de bon aloi, qui préserve ce dévoilement de tout exhibitionnisme, en tout cas involontaire, donc de mauvais goût. Car transparaît bien une forme d’exhibitionnisme assumé dans cette histoire d’amour surgissant entre Peter von Kant, réalisateur connu (Denis Ménochet, dans la pleine mesure de son art), et le jeune protégé (Khalil Gharbia), aspirant à devenir acteur, qui lui tombe opportunément entre les pattes, où une grande amie, ancienne gloire et artiste sur le retour jouée avec une délectation perceptible et un humour certain par Isabelle Adjani, l’a poussé, non sans une certaine perversion, entre voyeurisme sentimentalo-érotique et curiosité d’éthologue. Dans l’espace clos de l’appartement à la fois original et cossu qui reprend la scénographie choisie par Fassbinder, en 1978, pour sa participation au documentaire « L’Allemagne en automne » - tourné, pour la partie qui le concernait, dans son propre appartement -, va se jouer un cruel et prévisible renversement entre le Pygmalion et « son » Galatée. Khalil Gharbia, en Amir, est parfait pour le naturel avec lequel il habite sa nudité ou se glisse dans le rapport à Peter, mais il est certain que son jeu pourra encore gagner en épaisseur. Denis Ménochet, en revanche, porte le projet sur ses solides épaules et subjugue le spectateur, à la fois par son évocation très incarnée du fantôme de Fassbinder, et cela sans jamais le singer, et par l’immense élégance, l’immense pudeur qu’il parvient à ménager, précisément au sein des scènes les plus impudiques ou les plus avilies.

La question de la théâtralité se retrouve également autour d’un troisième personnage masculin, Karl, excellemment campé par le filiforme Stefan Crepon, en serviteur et secrétaire muet, malmené par son maître et éperdument épris de lui, sans toutefois faire sien le masochisme qu’on lui a longtemps supposé. Présence pure, condamnée à l’immatérialité par son anatomie même, toute la vie et la flamme réfugiée dans son grand regard bleu hyper attentif, voici là une entrée aussi paradoxale que fracassante dans le paysage cinématographique français !

Alors, le surjeu… Certes, tout est surjoué, hyperbolisé, à l’entour de ce monstre sacré de son vivant qu’est Peter von Kant. Comment pourrait-il en être autrement dans son univers ? Au-delà de cette puissante invocation du grand disparu germanique, François Ozon pose une nouvelle fois la question du faux et du vrai, et en propose une nouvelle approche, au creux de la thématique très intime de l’amour : hormis dans de très rares rencontres, bouleversantes par leur évidence, quand est-on réellement amoureux ? Plus largement, même, qu’est-ce qu’être amoureux ? Dans l’après de l’amour, dépité et abandonné, Peter déclare au sujet d’Amir : « Je ne l’ai pas aimé, je voulais juste le posséder ». L’amour est-il si exempt que cela de ce désir de possession, nuancé si subtilement et si justement par Alain Bashung : « T’accaparer, seulement, t’accaparer » ?… Dans tous les cas où l’adéquation n’est pas parfaite, aimer n’est-il pas tenter désespérément de se convaincre que l’on aime, ce qu’expose si excellemment le surjeu de Ménochet ? D’où le désir, jusqu’au-boutiste, chez François Ozon, de donner à voir un « Homme qui pleure », véritablement, illustrant le titre et faisant pendant à la figure mainte fois reprise, dans  l’iconographie, de « La Femme qui pleure »…

François Ozon étant, en outre, un perfectionniste, la thématique de l’authentique et de sa copie, parfois surjouée, n’est pas seulement abordée, ici, sur le plan des sentiments, mais s’incarne en un personnage hautement symbolique : Hannah Schygulla, qui fait retour sous la figure de la mère fantasque de Peter, alors que s’est évanoui le fantôme de sa jeunesse dans « Les Larmes amères de Petra von Kant » (1974). Mais nul surjeu, attaché à cette figure maternelle. Seule une actrice confondante de naturel, et une scène bouleversante de berceuse chantée, pour tenter d’apaiser son grand petit.

Les « morales », chez Fassbinder - car il y en a bien -, peuvent souvent sembler excessivement amères et cruelles, même si l’on peut admettre qu’il était sans doute nécessaire de faire voler en éclats un carcan judéo-chrétien par trop lénifiant. Les citations désenchantées sont légion, parfois reprises ici : « L’être humain a besoin de l’autre mais il n’a pas appris à être deux », ou encore ces paroles d’Oscar Wilde, dans la chanson chantée par Jeanne Moreau, dans « Querelle » (1982), « Each man kills the things he loves », et reprise ici, en allemand, par Adjani : « Jeder tötet was er liebt » (« Chacun tue ce qu’il aime »)… Par sa tendresse, aussi par son ironie, sa prise de recul délicatement questionnante et sa chute moins crépusculaire, François Ozon transfuse une vie nouvelle, peut-être malgré tout plus vivable, à l’univers vitriolé de son illustre prédécesseur allemand.

AnneSchneider
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le 10 juil. 2022

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Anne Schneider

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