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Perfect Blue
7.8
Perfect Blue

Long-métrage d'animation de Satoshi Kon (1997)

À l’instar de son cousin occidental, le cinéma d’animation asiatique s’échine à repousser les contraintes du réel pour offrir au spectateur un monde nouveau, créatif et coloré. Mais tandis que Hollywood s’obnubile bien souvent avec un format familial aseptisé à l’extrême, les Japonais adossent à un propos les exigences et audaces formelles propres au cinéma adulte et aux films en prise de vues réelles. Un appétit artistique dont Satoshi Kon nous fait part dès son premier film, Perfect Blue, dans lequel l’anime affole tous nos prérequis en se parant des atours du thriller psychologique.


Une émancipation, d’ailleurs, que les premières minutes revendiquent pleinement, avec ces pastiches assumés des Power Rangers et de Sailor Moon, avec cette prétention affichée à ne pas être un simple ersatz de manga mais bien du cinéma, du cinéma pur et entier qui fait de son esthétisme le garant d’une démarche superbement réflexive. On s’en rend compte notamment avec le cheminement pris par l’interrogation initiale : le très neutre « Qui êtes-vous ? », posé dans le cadre d’une banale fiction, va muter tout d’abord en angoissant « Qui es-tu ? », lorsque l’actrice va s’adresser à son double, avant de prendre une tournure bien plus introspective avec l’inévitable « qui suis-je ? ». Un cheminement dialectique que Kon a le bon goût de conduire graphiquement, interrogeant son spectateur par l’intermédiaire des surfaces réfléchissantes : miroirs, écrans, fenêtres abondent, donnant l’impression de traverser des espaces déformés, d’observer des identités perturbées. Instillant l’idée, surtout, que les doubles sont omniprésents et le danger omnipotent : la paranoïa s’intensifie, la schizophrénie de Mima prend alors le contrôle de l’histoire.


Et pour la rendre infiniment prégnante à l’écran, Kon développe un univers du miroitement dans lequel les tourments de l’âme vont se révéler. Le jeu sur les couleurs est en cela particulièrement astucieux, puisque nous passons d’un bleu limpide (annoncé, d’ailleurs, par le titre) à des teintes qui vont s’assombrir au fur et à mesure que le trouble s’installe, avant de virer au rouge sanguinolent lorsque la violence et la souffrance vont étreindre Mima. On pourra juste se questionner sur le choix de clore le film avec du blanc, avec les couleurs d’un happy end pour le moins décevant. Pour le reste, cet univers du miroitement distille parfaitement ses effets ensorcelants, plongeant le spectateur au sein d’un monde où l’ambivalence règne, où les pulsions de mort naissent toujours des désirs de vie. Comme le symbolise très bien cette scène de viol simulé, qui sera reprise par Aronofsky dans Requiem for a Dream, dans laquelle la bonne volonté de Mima (à démontrer qu’elle est une véritable actrice) contribue à créer sa doublure maléfique.


Mais plus que le rapport à soi-même, c’est la notion de réalité que le jeu des reflets vient troubler, donnant à l’objet filmique les traits schizophréniques portés par Mima. Perfect Blue perturbe en faisant correspondre les troubles dissociatifs du personnage avec notre difficulté à distinguer le réel du fictif, le tangible du fantasmé. À l’instar de l’héroïne, le spectateur peine bien souvent à décoder ce qu’il voit : à quel registre appartient la scène observée (réalité, fiction, rêve) ? Qui commet les crimes ? Mima, son personnage, une tierce personne ? Une sensation entretenue par la mise en abyme d’une mise en abyme, certes, mais surtout par l’exploitation pleine et entière des caractéristiques propres au film d’animation : comme il n’y a pas de prise de vue réelle, les registres narratifs se ressemblent tous, d’où le désarroi grandissant du spectateur qui regarde une même scène se répéter sans savoir où s’arrête le réel et où débute le cauchemar (la succession des réveils de Mima, dans un style très expérimental, est d’ailleurs formidablement perturbant).


Le grand talent de Kon, ainsi, est de redimensionner la réalité en tirant le meilleur du langage cinématographique d’animation, créant l’altérité par le dessin, par l’usage habile des jeux de couleurs, d’ombre et de lumière, et même de sonorité (très bon usage de la musique de Masahiro Ikumi, des voix et instruments numériques). Il installe finalement, avec Perfect Blue, du réel dans l’irréel, du vrai dans le chimérique, comme avec ces adorateurs d’images iconiques dont les illusions drainent de véritables et profonds questionnements identitaires. Une problématique que le cinéaste renouvelle et expose joliment par la réappropriation des caractéristiques du giallo, abordant l’individu par le prisme du corps et de la sexualité, la quête de soi à travers le voyeurisme obscène et le regard malsain. À rebours de toutes velléités infantilisantes, Perfect Blue revendique sa place au sein du cinéma adulte en titillant l’imaginaire et la réflexion de son spectateur, tout en lui collant la troublante saveur de l’amertume en bouche.

Créée

le 15 janv. 2022

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Procol Harum

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