Le nom d’Ida Lupino est-il tombé dans l’oubli ? On pourrait presque le penser, tant ses réalisations peinent à trouver une place à l’écran, tant on la réduit encore bien trop souvent à n’être que la « Bette Davis du pauvre ». Pourtant, elle s’est vite distinguée derrière la caméra en abordant des thématiques délaissées par ses collègues masculins, comme la grossesse non désirée avec Not Wanted ou encore le handicap avec Never Fear. Mais c’est surtout avec Outrage qu’elle marque les esprits, en abordant explicitement le viol et ses conséquences, sujet éminemment tabou au sein d’un Hollywood encore censuré par le code Hays. La ressortie en version restaurée de ce film est donc l’occasion de (re)découvrir une réalisatrice, et de ne pas oublier l’engagement qui fut le sien, bien avant l’ère « Me too ».


Extérieur. Nuit. La caméra suit en plongée une jeune femme seule et éplorée dans les rues désertes d’une « cité sans voiles ». Le clair-obscur, le vibraphone menaçant et les cordes discrètes : le générique d’Outrage promet un grand film noir dans la veine des Dassin, Tourneur et consorts. Les 75 minutes suivantes déjoueront nos attentes. Le film d’Ida Lupino embrasse les codes de la série B policière le temps d’installer son sujet dans la classe moyenne blanche d’une « Capital City » bien tranquille où l’horizon professionnel des femmes se borne le plus souvent à un emploi peu qualifié. Plutôt que d’évoluer comme un film policier classique, où le viol ne serait qu’un prétexte justifiant un récit d’enquête, Outrage se concentre pleinement sur le traumatisme de son héroïne, sur ses failles intimes et psychologiques. La blessure d’Ann est si profonde qu’elle la pousse à disparaître, à s’effacer, à se rendre invisible. Le personnage principal, incarné par Mala Powers, est ainsi un être en fuite, pris dans un engrenage pernicieux. Pour éviter de se confronter à elle-même, l’héroïne passe son temps à fuir les autres – son assaillant, son foyer, son fiancé, ses amis, se condamnant ainsi à l’errance. Ici, la fuite n’est plus l’apanage du meurtrier en cavale, mais bien celui de la victime, dont l’exil devient synonyme d’expiation. On reconnaît là le retournement classique de la faute et la culpabilité illégitime ressentis par les victimes de viol.


Ida Lupino exhibe, dès la séquence d’ouverture, les prémices du viol, montrant comment le harcèlement verbal n’est bien souvent qu’une étape précédant l’agression physique. La réalisatrice met ainsi en évidence la continuité entre les propos déplacés et appuyés de l’agresseur, qui relèvent déjà d’une forme d’intrusion, et le viol à proprement parler. Elle révèle ainsi les deux visages du violeur. Le costume impeccable et le nœud papillon composent la face publique de l’assaillant, dont la noirceur apparaît une fois la nuit venue.


Dans Outrage, le viol, à proprement parler, fait l’objet d’une ellipse, mais la traque de l’héroïne par son agresseur, elle, est admirablement mise en scène. S’inspirant clairement du maudit M de Fritz Lang, Lupino filme, Code Hays oblige, dans un clair-obscur contrasté à glacer le sang : le rythme des plans larges et longs donnent à cette course-poursuite de plus de cinq minutes un suspense terrible jusqu’à sa conclusion abominable. Les axes de caméras sur ces rues poisseuses, les affiches déchirées représentant le visage terrifiant d’un clown, les effets d’échos dans la bande son – au sifflotement insouciant d’Ann répond le sifflement glaçant du chasseur qui veut localiser sa proie – rendent un mélange d’expressionnisme et de réalisme permettant à la réalisatrice de représenter l’indicible (le mot viol n’étant jamais prononcé tout au long du film).


Malgré son sujet et la résolution d’Ida Lupino de mettre des destins de femmes à l’écran, le film s’est attiré les foudres de certaines critiques féministes qui lui ont reproché, notamment, sa vision conformiste de la femme passive et une conclusion narrative conventionnelle ou conservatrice. Et il est vrai, reconnaissons-le, que des maladresses vont miner la bonne tenue de la dernière partie, comme cette vision un peu trop archétypale de l’agresseur (un pervers inconnu, alors que la plupart sont des proches) ou encore ce dénouement un peu trop sage avec un homme d’église providentiel. Mais tout cela ne remet pas en cause sa capacité à rendre justice à la douleur de son héroïne, et surtout pas le regard subversif qu’elle porte sur la société patriarcale.


Une vision qui enfle d’ailleurs dès la séquence inaugurale, où s’amorce l’enfermement d’Ann qui intériorise sa douleur à mesure que sa vie sociale se circonscrit à l’espace domestique. La maison familiale « moderne » – comprenez : « conçue pour le confort de la ménagère » – imaginée par le directeur artistique Harry Horner, reprend le motif de la cage, identique à l’austère bâtisse victorienne de L’Héritière de William Wyler. L’avenir d’Ann Walton s’écrira, dès lors, dans un monde frivole de chambre à coucher, cuisine, sexe et bébés... Loin du film à thèse ou du pamphlet féministe tendance marxiste radical, Outrage a le mérite de démystifier par le paradoxe la domesticité d’après-guerre, sans jamais flatter l’œil du spectateur masculin.

Procol-Harum
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le 3 déc. 2022

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le 3 déc. 2022

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