Paroles, screwball, parabole.

On dit souvent que Mankiewicz est le plus européens des réalisateurs hollywoodiens, et le mot qui revient le plus à son propos est celui d’auteur. On murmure dans la ville en est l’éclatant témoignage.
Combinant avec une rare finesse la comédie, le screwball, la satire sociale et le mélo humaniste, il parvient à évoquer les émotions humaines les plus fondamentales dans un récit finalement assez simple, mais terriblement retors dans ses circonvolutions.
Cary Grant, le charme incarné, sait pertinemment jouer du mystère de son sourire pour souligner les ambiguïtés de son personnage : son rapport à la vérité est ainsi l’objet d’une savante construction, toujours assumée, et surtout mise en scène en fonction de celui qui l’écoute. Le rapport médecin/patient, où certaines vérités sont bonnes à dire et d’autres à cacher, régit sa communication générale. Sur ce rapport trouble et finalement profondément bienveillant à l’autre se greffe ainsi un récit volontairement lacunaire, excitant la curiosité du spectateur comme de la femme conquise (Jeanne Crain, qui trouve après Péché Mortel un premier rôle à sa mesure) qui tremble d’autant plus qu’il s’attache au mystérieux médecin.
Sans se départir de son sens aigu de la réplique, Praetorius jongle avec ses interlocuteurs : souvent très drôle, brillamment dialogué, le film amuse autant qu’il force l’admiration d’un personnage qui sait s’entourer. Les marivaudages avec sa future épouse, le jeu ambigu sur la vérité quant à sa grossesse ne sont que l’une des sous intrigues qui contribuent à son portrait. La galerie de personnages qui le croise permet, outre le mélo savoureux, une satire sociale particulièrement acide : la caricature du fat abusant du système fiscal, celle du charognard organisant une audition qui n’est pas sans évoquer le maccarthysme naissant. Mankiewicz n’est pas tendre avec le système américain et sa rigidité, lui opposant la libre figure de Praetorius, libre penseur, boucher médecin de 9 ans d’âge sentimental, sauveteur de Shunderson dont le vibrant témoignage final achève de dénoncer la machine qui broie les individus.
Ces récits parallèles et cette tentative de remettre en valeur l’humanité dans un système (judiciaire, fiscal, médical, universitaire) qui tend à l’évacuer sont programmées dans deux très belles séquences qui ponctuent les premiers et derniers quarts du film. Dans la première, le médecin explique que le cadavre de la splendide jeune fille que l’on va disséquer ne sera qu’un amas d’organe, qu’on ne dissèque pas l’âme, l’amour ou l’espoir ; splendide contrepoint de l’entreprise que met justement en place Mankiewicz, qui symbolise sa construction du récit par la deuxième séquence durant laquelle on assiste avec émerveillement au ballet de trois trains courant sur tous l’étage et dont la synchronisation peut mener à un carnage si elle n’est pas bien conduite…
Film d’amour, d’amitié et de solidarité, film sur la résistance et l’anticonformisme, sur la foi, enfin, que le Dr propose d’administrer à la place des pilules, On murmure dans la ville se termine sur la conduite enthousiaste d’un orchestre par un Grant survolté par un enthousiasme auquel il est difficile de résister, à l’instar du sommet pathétique que constitue le final de La vie est belle de Capra.
Ce qui, alors, se murmure dans la ville est d’un nouvel ordre, et aux rumeurs salissantes succède le chant d’espoir collectif, un temps, du moins. C’est aussi l’un des bienfaits du cinéma.
Sergent_Pepper
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le 9 avr. 2014

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Sergent_Pepper

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