Patricio Guzmán est sans doute l’un des réalisateurs chiliens les plus connus internationalement, en particulier pour ses documentaires dans lesquels il aborde la question de la mémoire historique de son pays. Film après film, il s’attache ainsi à reconstituer le passé récent du Chili, menacé par l’amnésie, après dix-sept ans de dictature fondée sur une répression sanglante et sur la destruction systématique de tout ce qui pouvait rappeler le gouvernement d’Unité Populaire de Salvador Allende.


Avec Nostalgie de la lumière, il aborde plus précisément la question douloureuse des disparus pendant la dictature, dont les corps n’ont toujours pas été retrouvés. Mais il adopte une perspective tout à fait inattendue et originale, en choisissant d’articuler tout le film autour du thème de l’astronomie, fil conducteur permettant de relier dans un même lieu, le désert d’Atacama, l’observation de l’univers à la quête obstinée des femmes qui cherchent sans relâche des traces de leurs disparus. C’est en effet dans ce désert, considéré comme le plus aride au monde, que sont installés les plus grands observatoires astronomiques internationaux, dans le but de percer les mystères de la création de l’univers. Au pied des télescopes, les femmes de Calama sillonnent le désert armées d’une petite pelle, pour tenter de déterrer les restes de leurs disparus, dont les cadavres ont été jetés là par les militaires une trentaine d’années plus tôt. Des corps, conservés par la salinité du désert, finissent parfois par être retrouvés, comme celui d’une jeune femme découvert lors du tournage de ce film.


Comme à son habitude, Patricio Guzmán accompagne les images de son documentaire par ses commentaires en voix off, sur un ton calme et un rythme lent, et il dévoile ainsi au spectateur le fil de ses pensées. Convaincu que tout documentaire est imprégné de subjectivité, il s’applique dans l’introduction du film à nous exposer les raisons qui l’ont motivé à mener à bien ce projet personnel. La question de la nostalgie, présente dans le titre, apparaît alors comme essentielle. C’est tout à la fois la nostalgie d’une époque révolue qui est évoquée ici, celle de l’enfance et de l’entrée dans l’âge adulte, mais aussi le regret mélancolique d’un passé porteur de rêves et d’idéaux incarnés par le gouvernement d’Unité Populaire de Salvador Allende. Dans son documentaire précédent, précisément intitulé Salvador Allende, Patricio Guzmán revenait déjà sur cette époque lumineuse et soulignait l’euphorie et l’espoir immenses qui avaient gagné une grande partie de la population chilienne par cette formule : « le pays tout entier était amoureux ». Cette passion collective est à nouveau sous-entendue dans Nostalgie de la lumière, mais pour être cette fois associée à une autre passion commune à beaucoup de Chiliens et partagée par Patricio Guzmán : l’astronomie.


L’autre grande singularité du film consiste à rejeter un retour chronologique ou factuel sur les années de plomb et à rejeter les documents habituellement employés par le documentaire historique : photographies, images d’archives, propos d’historiens professionnels... Guzman construit ainsi une esthétique de la trace, qui va de celle, encore visible, du cadavre, de toutes époques (corps momifiés dans le désert, fragments de corps « perdus » par la dictature...). Trace aussi de la lumière stellaire, dont le temps qu’elle met pour arriver sur terre ouvre à une réflexion sur le temps et la mémoire qui s’applique en retour aux événements récents.


Cette mise en relation entre science et mémoire passe ainsi par un véritable travail formel, et notamment par une belle réappropriation des effets du montage. Le travail sur la lumière est également à souligner : comme cette lumière belle mais trop tranquille, qui baigne l’intérieur figé dans le temps et provincial filmé dans les premières minutes du film : intérieur de l’enfance, enfance du cinéaste mais aussi du pays, intérieur « nostalgique » d’un pays sans histoires ni Histoire, avant que ne s’y soit levé « le vent révolutionnaire ». De la même façon, les modalités lumineuses dans le film sont nombreuses : il y a celle, aveuglante, d'Atacama, celle, noire ou ancienne, des astres, celle, symbolique, de l’avenir vers lequel est résolument tournée la très résiliente Valentina... C’est dans le dosage extrêmement précis entre lumière et ombre, entre fixité et mouvement (le regard fixe des grands-parents de Valentina, qui ont perdu leur enfant dans les années 70), que le film cherche un regard juste, éthique, mais aussi une esthétique de la trace qui ne récupère pas l’horreur pour l’esthétiser.


Tout est donc question de perspective dans ce film par lequel Patricio Guzmán bouscule les codes du genre documentaire. En pariant sur l’esthétique, la métaphysique et la poésie de son film, il renouvelle sa filmographie et propose de placer le langage poétique au cœur de sa création. Le regard différent qu’il pose sur son pays, en tant qu’exilé, se traduit dans la vision métaphorique du réel, qui permet de prendre de la distance avec le sujet traité tout en renforçant son propos sur la question de la mémoire au Chili. Une mémoire évoquée, en toute logique, dans les dernières phrases comme pour conjurer les effets néfastes du temps qui passe : « Je crois que la mémoire a une force de gravité qui nous attire toujours. Ceux qui ont de la mémoire sont capables de vivre dans le fragile temps présent. Ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part. Chaque nuit, lentement, impassiblement, le centre de la galaxie passe au-dessus de Santiago ».

Procol Harum

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