Réaliser un film sur un événement tragique récent nécessite la prise en compte d’un paramètre important : le principe du scénario à suspense est à oublier, le public biberonné par les médias étant généralement au courant des grandes lignes de l’histoire. Pour pallier cela, la facilité est de surinvestir l’émotionnel ou le sensationnel : on fait pleurer, faute de pouvoir surprendre ou d’être original. Un écueil que Nitram a le mérite d’éviter, sondant la monstruosité du tueur afin de mieux questionner nos sociétés modernes.


Et en la matière, Justin Kurzel n’en est pas à son coup d’essai. En 2011 déjà, avec Les Crimes de Snowtown, il partait d’un fait-divers tragique pour étudier la violence dans laquelle s’enfermaient quelques déshérités sociaux. Avec Nitram il récidive en se montrant moins abrupte et en travaillant toujours cette approche si particulière, distanciée et empathique, à l’égard de son personnage principal dont la dangereuse perversion est scellée dès le préambule par les images d’archives. C’est un adolescent brûlé sur un lit d’hôpital, témoignant de sa dangereuse fascination pour les pétards et feux d’artifice.


S’appuyant sur un scénario tortueux et les ressorts angoissants du thriller, il compose un récit dont chaque scène est, comme les bords de l’océan tumultueux vers lesquels *Nitram *est souvent attiré, ouverte à tous les possibles, à toutes les embardées scénaristiques, à l’image de la tragédie du mitan du film qui envoie la narration sur les rails de la déviance meurtrière. Là, et là seulement, une sorte de logique apparaît. Une logique du repli sur soi, du deuil mortifère qui condamne Nitram à un retour en arrière impossible, d’autant qu’il peut satisfaire librement ses sinistres penchants. La stupéfiante facilité avec laquelle il achète des armes apparaît vite comme un pousse-au-crime que le film de Justin Kurzel dénonce avec la force de l’apparente neutralité de ton.


Son parti pris esthétique va également dans ce sens : son choix d’opter pour une caméra discrète, un éclairage naturel et un montage simple lui permettent de désamorcer toute théâtralité et de renforcer la dimension intimiste. Contrairement à Snowtown, il privilégie cette fois-ci les événements en amont du crime. Un choix intrigant, certes, mais qui prend tout son sens avec le panneau précédant le générique de fin : c’est moins l’histoire d’un crime qui intéresse Kurzel que l’histoire d’une déficience, d’une instabilité, poussant au passage à l’acte. L'étirement du récit dans le temps traduit ainsi l’appel du vide, le concentré des forces poussant une personne vers ses fragilités, vers un comportement radical et incompréhensible pour le commun des mortels. En faisant le portrait de l’homme, de l’adolescent, existant avant le monstre, Kurzel propose une analyse des dynamiques qui poussent au crime, comprenant ces mécanismes non pas comme une série de déterminations mais comme une série de défaillances, sociales, juridiques, sentimentales, qui précarisent toujours les plus fragiles et favorisent l’émergence de la folie meurtrière.


Ainsi, pour Kurzel, il s’agit moins de fustiger la détermination du tueur que le système qui a favorisé son éclosion. La distance, d’ailleurs, avec laquelle il observe son personnage, et à travers laquelle perce le malaise, va s’atténuer avec la progression de la tension dramatique. La tragédie va se heurter au cadre des ultimes images, aux limites de notre entendement.

Procol-Harum
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le 16 mai 2022

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