Les raisons susceptibles de légitimer la démarche cinématographique de Justin Kurzel lorsqu’il conçoit son long métrage Nitram abondent; qu’elles relèvent du traité abolitionniste concernant l’omniprésence des armes à feu, de la radiographie des processus d’ostracisation, ou du portrait d’une dislocation familiale, ces raisons offrent toutes de puissantes droites parallèles qui étayent solidement les soubassements de Nitram. Proposant de disséquer la brutalité humaine par le recours à des procédés traduisant le lyrisme du réel, l’œuvre incorpore puissamment l’intériorité du protagoniste au climat visuel qu’elle échafaude. Obnubilée par la performance magnétique de cet acteur colonisé par des fissures psychologiques qui laissent poindre une panoplie de traumas, la caméra organise ses tableaux dans une constante logique de recentrement narratif qui a pour point concentrique le magnétique protagoniste nommé Nitram.


Par-delà l’orchestration maîtrisée des gestes stylistiques que mène adroitement le réalisateur, c’est la relation indissociable entre forme et fond qui matérialise l’incandescence de ce joyau parsemé d’aspérités. L’abondance des tremblements de la caméra, jamais exagérée, immerge le spectateur au cœur d’un monde crevassé où la tristesse est polymorphe, toujours étriquée entre abattement léthargique et colère explosive. Par son contrôle du mouvement et de la fixité, Kurzel organise une esthétique du déséquilibre et cristallise un certain goût du désordre, goût qui rythme les émois du personnage principal. L’imperceptible instabilité picturale, qui saisit la splendeur des tableaux d’existence désassortis, entre la surcharge visuelle et le dépouillement solitaire, marque le point de rupture de la névrotique narration. L’esthétique module les scènes dans l’optique d’établir une synchronicité liant ambiance formelle et atmosphère émotionnelle.


Si se révèle dès les prémices la nature du propos qui encapsule les réverbérations de la détresse psychologique endurée par Nitram, le film adopte par la suite le ton d’un western retourné à l’envers. Les liens se détricotent, les amitiés s’égarent et le personnage, déboussolé, déambule, de plus en plus erratique, sur les plaines de sa douleur. Peu à peu, la désaffectation territoriale laisse place à de désertiques paysages où règne en monarque déséquilibré le protagoniste. Subtile approche qui déplace les thématiques et grave dans l’image la solitude de cet homme-enfant qu’on délaisse, qu’on trahit, qu’on abandonne. Jamais les compositions ne manquent l’occasion de le rappeler, travaillant toujours plus méticuleusement l’environnement dépeuplé et ses intrications géométriques échevelées.


Si la spectacularisation et la glorification inconscientes de la violence de masse que perpétue la médiatisation à outrance constituent des armes dont se dote le réalisateur dans sa diatribe sociétale, elles sont avant tout les facteurs accélérateurs de la déchéance de Nitram. Leur présence délie les dernières chaînes morales qui freinaient le personnage dans ses tendances autodestructrices. Ces images traumatiques projetées par la télévision métamorphosent la tuerie en un accomplissement personnel qui enraye, dans le cas de Nitram, le désœuvrement existentiel.


Rien ne semble gratuit au sein de cette œuvre qui gravit lentement les jalons du retranchement psychologique. Kurzel déploie une magnificence stylistique soutenant adroitement la complexe montagne russe émotionnelle du film. Son discret formalisme et sa brillante méthode d’assemblage d’images officient imperceptiblement les liaisons entre images qui précipitent l’intrigue vers sa culmination : le dénouement du malaise intérieur de Nitram. À la poésie crue, Nitram est un poignant constat social prenant comme pivot narratif l’incompréhension maternelle, représentant le point d’amorce et de conclusion de l’histoire. Les frontières physiques finissent d’entériner cette absence communicationnelle qui lient la mère au fils par la présence de murs matérialisant la distanciation forcée entre l’écoute passive de la mère et la violence torrentueuse du fils. Déchirant.

mile-Frve
8
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le 20 avr. 2022

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Émile Frève

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