Napoléon
5.1
Napoléon

Film de Ridley Scott (2023)

La postmodernité a-t-elle tué l'Histoire ?

Celle avec un grand H, celle qui adoubait les grands hommes et célébrait leur génie, leur ambition ogresque, leur démesure qui vire parfois à l'hybris ? Si la modernité politique, véritablement advenue avec la Révolution et justement si bien incarnée par la figure de Napoléon, a « libéré » l'homme de Dieu en faisant sauter les digues de l'humilité chrétienne (le roi, même absolu, ne devait-il pas toujours s'humilier devant Dieu ?), elle paraît indissociable de ces figures glorifiées et démesurées dont le roman national de la IIIe République est rempli. La nation, qui venait véritablement d'advenir à la vie, ne concevait plus l'histoire comme le simple déroulement d'un fil eschatologique tissé et tendu par la main divine, mais comme le théâtre de son déploiement historique et le champ de bataille ou ses fils se sacrifiaient à sa gloire pour lui donner vie à travers leur mort.

Le cinéma, longtemps, semble avoir exalté cette histoire romancée, puissante, inspirée, non plus simple répétition d'une partition divine mais matrice amniotique où se nourrissaient héros et surhommes, monstres et rédempteurs, tous triomphateurs d'un hasard auquel ils venaient insuffler la vie. Ainsi du fameux Gladiator de l'ami Ridley Scott, ode épique au souffle tout hollywoodien (dans le sens positif du terme), qui, au regard du reste de la carrière du réalisateur britannique, finit pourtant par ressembler à un étrange hapax perdu au milieu d'une prosodie filmique nettement moins enlevée et toujours plus résolument prosaïque. De Kingdom of Heaven à ce Napoléon, en passant par Robin Hood et le très bon Dernier Duel, le vrai rapport de Ridley Scott au film historique semble en fait de plus en plus éloigné d'un grand spectacle cathartique et triomphant.

Napoléon est sans doute le plus résolument humain des projets historiques du réalisateur d'Alien, mais malheureusement au sens froid, austère et in fine postmoderne du terme. Le Napoléon de Ridley Scott, c'est cette Histoire devenue incapable de s'enthousiasmer pour elle-même à force de s'être baignée dans le bain actuel des déconstructivistes, qui en tout ce que fait l'homme ne voient que pâles édifices sociaux arbitraires, sans profondeur, sans légitimité ni même sans lendemain. Ainsi de ce Napoléon, renvoyé à quelques obsessions, mais sans que l'on ausculte vraiment leur complexité, leur caractère dévorant et la façon dont un homme peut se battre avec pour chercher à se réapproprier un destin.

Ce destin, que la postmodernité nie parce qu'elle a perdu jusqu'à la croyance moderne au Progrès qui insufflait au moins encore quelque sens à nos errances ici-bas, il n'est jamais évoqué que par la bouche des personnages eux-mêmes. Jamais, en revanche, à travers le travail de l'image (Napoléon n'est jamais réellement magnifié), du montage (les tableaux se succèdent de façon laborieuse, comme dans une litanie automatisée) ou même de la narration, qui a renoncé à tout travail de mise en valeur. Le Napoléon de Ridley Scott ressemble au cours de fac (la fidélité historique en moins) d'un professeur à lunettes largement dévirilisé par le cloaque universitaire et qui cache derrière sa rigueur historique l'absence totale de passion pour son sujet, s'étant depuis longtemps convaincu qu'il n'y a plus dans l'histoire que l'homme, sempiternellement homme, et jamais rien de plus.

Cette histoire sans destins, ce triste récital de hauts faits décolorés et aujourd'hui moribonds parce que leur souvenir se noie dans la mémoire d'hommes privés de toute foi, n'est-ce pas là une marque de plus de notre postmodernité ? De ce qu'Alexandre Douguine décrit comme le temps où il s'agit désormais de "tuer l'Homme comme l'homme avait jadis tué Dieu" ? The Outlaw King, The King, Napoléon (...) ne sont-ils pas autant de marques que nous ne croyons aujourd'hui plus assez en nous-mêmes pour produire des Braveheart ou des Galdiator ? Que nous nous cachons derrière notre prétendue lucidité historique pour ne pas avoir à reconnaître que si nous sommes justement sortis de l'Histoire, ce n'est pas tant parce que nous en aurions compris la vacuité que parce que nous avons renoncé à l'écrire ?

Kloden
6
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le 3 déc. 2023

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Kloden

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