Gauche, technocrates, prestataires vaniteux, État, Ken Loach : tous là pour vous rabaisser

Dans I Daniel Blake l'important n'est pas tant de construire un film ou même un récit que de poser des scènes – témoins de la misère des pauvres et des exclus. La scène du chien est la seule à sortir un peu du circuit. C'est que l'heure est grave et la social-démocratie arrivée à un stade critique. La Palme d'Or de Cannes 2016 accuse l’État, lecture finale à l'appui où Katie rappelle (à raison) que Daniel n'aura pas été un parasite. Ken Loach liste, parfois avec justesse et toujours superficiellement, les vices de l'establishment, les hypocrisies et la bêtise de ses factions publiques comme privées ; ceux qui la subissent sont ignorés, malmenés ; l'embêtant, c'est qu'ils n'ont pas d'autres vertus, or, c'en est une très discutable.


Ce Daniel Blake est un tocard ! Ses facultés d'adaptation minimales devraient amener un lot de questions dont les infirmières Loachéennes n'ont manifestement pas conscience – à moins que ce soit une décision. Les auteurs de ce film doivent comprendre que les illettrés numériques ont des difficultés à naviguer sur des sites à l'organisation un peu complexe, confuse ou sur-chargée, qu'ils ne savent pas nécessairement se fabriquer une boîte mail, que l'informatique est radicalement séparé de leurs vies ; mais ils ont le droit d'avoir des facultés et de les mobiliser. Comment peut-on arriver en 2016, au Royaume-Uni, sans connaître le principe de la visiophonie, avoir aperçu à la télévision Skype ou lu la mention d'un de ses équivalents dans un journal, un roman, une publicité ou simplement l'avoir entendu au détour d'une conversation ?


Daniel a peu de connaissances mais il est amené à voir du monde régulièrement et vit en ville. Il ne s'agit pas des dernières modes, musiques, ou de technologies de pointe ; il s'agit simplement de savoir employer une souris pour intervenir sur un ordinateur. Lorsque les gens ont été confrontés aux premiers ordinateurs personnels, seuls les plus crétins ou désaxés d'entre eux ont dû être bloqués au stade de la manipulation de la souris : il y a les manques auxquels on ne peut rien, ceux qui nous prennent de court et qu'il faudra corriger, il y a aussi des manques dramatiques et Daniel en est le sujet – le stress infirmant probablement, mais la conscience de ses défaillances ne semble pas l'étouffer. Monsieur Loach et ses camarades doivent réaliser que les aberrations et les violences de ce type d'organismes ne pourrissent pas l'existence de cas comme Daniel Blake, mais également de gens capables, appartenant même par défaut à leur temps, ou encore un peu curieux.


Car cette faille de Daniel Blake n'est pas isolée, ce n'est pas juste le fruit d'un savoir qui lui aurait échappé. Lui et son acolyte sont toujours occupés aux basses besognes, au-delà du nécessaire. Ils se plaignent de leur sort et vont jusqu'à faire semblant de n'être pas trop centrés sur soi et leurs malheurs, alors que c'est leur seul moteur et tout ce qu'ils ont à revendiquer. Ils s'intéressent seulement à leurs cas et leurs besoins ; rien d'autre n'existe. Aucun souci du beau, pas de conscience sociale, d'intérêts culturels, de réflexions (même non-gratuite, même sur leur propre sort!), nulle recherche de vérité : rien ! Ce sont de pauvres malheureux, avec de la bonne volonté, certes un peu maladroits ou ignorants. D'ailleurs ils cumulent tous les malheurs possibles et la mise en scène, efficace et très honnête à sa façon, sait mettre en relief tous les coups durs – en évacuant toujours la source ou l'explication. Par exemple, lorsque Daniel reçoit une facture d'électricité très élevée (près de 400$) Loach ne contextualise pas, évidemment, il nous lance juste la chose à l'écran.


La scène de la Banque alimentaire est édifiante. Affamée, Katia ouvre une boîte de conserve, en fait couler partout et s'effondre en larmes, bref crée un drame. Il suffisait de croquer dans une pomme ou de choisir un autre aliment adapté et à disposition, mais non, son ventre ne l'entend pas de cette oreille ! Alors on lui assène « c'est pas ta faute » et c'est bien possible ! Mais ce n'est pas en se répétant ça, en ne posant que des objectifs primaires et en ayant d'autre finalité qu'on se donne des chances de sortir du marasme. C'est bien la position victimaire à son zénith ; et avec ça, le bon vieux 'on se bat'. Les gens adorent se le raconter, quelque soit leur niveau dans la société ; c'est faux, on rame, on est aliéné, on est perdu et anxieux, mais se battre, c'est très rare et ça ne dure pas. Se battre pour défendre sa position ou son bien-être n'est pas si anormal, il n'y a pas de mérite ou de courage spécial là-dedans.


Sauf que dans le viseur Ken Loach a des cibles réelles et un angle d'attaque décent. Un Jobcenterplus comme un Pôle emploi est là avant tout pour compliquer la tâche et éventuellement pour écraser ses usagers, ou dossiers ou clients à problème, c'est selon. La « professionnelle de la santé missionnée par le gouvernement » (de la scène d'ouverture) est un automate en chair et os franchisé par une boîte privée américaine pour faire le tri. Les jeunes voisins de Daniel savent qu'ils n'ont rien à attendre du JobCenter, sinon des jobs de crétins sous-payés ; à l'image des services sociaux sa mission est de trimballer – quand il ne s'agit pas d'exploiter ou d'agir sur les esprits – évidemment un socialiste est plus lent pour flairer ce genre de choses, d'ailleurs Loach a 80 ans ; en 1971 il concevait l'influence pernicieuse de la psychiatrie dans Family Life, en 2016 il ne se soucie pas des forces institutionnelles ou subventionnées attelées à 'changer les mentalités'.


Comme l'indiquent ces voisins aux entrées d'argent alternatives (petite contrebande), le JobCenter est donc là pour abrutir et décourager. Au demeurant, la sévérité du service public est logique lorsqu'il s'agit de répandre de l'argent, soutenir un projet ou un humain. Elle ne l'est plus lorsqu'il se mêle de la vie des gens, s'impose dans leurs affaires, fait de la moralisation, déplace des êtres pour ses propres besoins. Daniel Blake n'est pas seulement victime d'une dureté mal placée mais d'abus kafkaïen, d'intrusion et de sabotage – un sabotage protégé par la machine et entretenu par des irresponsables aux mots en boucle et aux sentences toutes-faites.


Cependant il existe des gens incapables de se débrouiller seuls et si les formations obligatoires et les ateliers débiles sont à regretter en général, dans le cas de Daniel ils ont leur utilité (à condition que ce soit pour une séance) puisqu'il découvre alors le CV. Lors de cet atelier l'intervenant fait la démonstration de l'ignominie du contexte et donc de la légitimité, malgré sa défense lamentable, de cette démarche (ou de ce film). Avec sa branlette de compétiteur narcissique et sa pensée en slogan (« on arrête pas le progrès ») il illustre le manque de flexibilité et l'inadéquation des fadaises de la 'modernisation' dans le domaine social, dont les apôtres prennent bien soin d'éviter d'appliquer à eux-mêmes la philosophie – sinon pour se sentir des gagnants en étant les perroquets rasés de frais de décideurs qui n'ont sans doute même plus la patience de rire de leur vanité.


https://zogarok.wordpress.com/2017/03/03/moi-daniel-blake/

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le 3 mars 2017

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