Mise à mort du cerf sacré n’est pas un « film à critique » au sens objectif du terme. Car toute sa compréhension réside moins dans une rationalisation des faits que dans l’expérience subjective vécue par son spectateur: des sensations, un malaise, une paralysie… des effets non seulement corporels mais aussi psychologiques dans la mesure où chaque pas supplémentaire dans l’œuvre nous amène à nous réfugier à la fois dans une distanciation inconsciente et une pénétration cérébrale. Une œuvre nécessitant au final une certaine habileté d’esprit pour en distinguer toutes les facettes, toutes les subtilités et en apprécier intégralement le ton et les partis pris de son réalisateur.


Car, en élevant le malsain et le surréalisme au rang de religion, Lánthimos ose la confrontation entre l’immoralité et l’absurde, une sorte d’harmonie paradoxale où l’on contrebalancerait l’insoutenable cruauté par une singulière dérision. Une œuvre comparable en somme à une recette de Spaghetti mystère où Haneke se chargerait de la cuisson des pâtes (lourdement assaisonnées au Funny Games) et Kubrick de la bolognaise, pendant que le diabolique Lánthimos s’amuse à pimenter le plat avec son homard farci à la perversion. Et dire que Mise à mort du cerf sacré est un film marquant en serait presque un euphémisme.


Une sorte de claque chirurgicale (déjà amorcée en quelque sorte avec Alps) où le cœur intensément allégorique ne serait qu’un organe palpitant au rythme de la subversion. De quoi avoir le temps de faire de multiples infarctus, sans compter sur le défibrillateur que Lánthimos agiterait de manière aussi sadique qu’ordonnée. A l’image de cette ouverture sur une opération à cœur ouvert, comme un moyen de nous montrer que nous sommes (à l’instar de ses personnages) à la merci du bon vouloir du réalisateur: des pantins dont le sort tiendrait à une incision parfaitement exécutée (ou non). Un procédé qui ne serait que le reflet de ses thématiques : la responsabilité médicale, le dilemme de vie ou de mort ou encore l’obsession des remords, etc. Mais c’est en ne cherchant jamais à affirmer les choses que le film parvient à instaurer ce climat nébuleux.


Comme si rien ne nous était acquis, comme pour éviter de se retrouver avec une seule et unique vérité au lieu d’être confronté à une situation qui nous dépasse. Une non-explicitation conduisant à amplifier l’inquiétude et le mystère. En ce sens, il est nécessaire et appréciable de le découvrir vierge de toute information. Et à travers cette froideur et cette radicalité, Lánthimos renoue avec l’anormalité psychologique de Canine, là où la famille tenait déjà un rôle assez troublant et angoissant. L’occasion d’élever la malaisance à un délire constamment maîtrisé et esthétisé.


Car chaque artifice formel déployé ne fait que renforcer la narration dans ces instants ambivalents où rire et embarras se conjuguent : la discussion autour des premières règles de la fille, le léchage (récurrent chez Lánthimos) si particulier des mains, le débat autour d’un lecteur MP3 ou des poils de Colin Farrel et bien sûr la fameuse scène des spaghettis. Et de ces moments imprévisibles se fissure progressivement l’apparente perfection familiale. Une sorte de parabole noire d’un monde où l’humain serait incapable de choisir, d’améliorer sa condition et même d’éprouver de la compassion, comme si l’individualisme était à la base de nos vies ; d’où la distante relation entre les personnages dans le Cinéma de Lánthimos. Une réflexion d’autant plus « moraliste » qu’elle se base sur une certaine mythologie (à l’image du mythe d’Iphigénie) tout en y appliquant une variation du dilemme du tramway. Une justice invisible, quasi-divine, transcendante amenant nécessairement au sacrifice d’Autrui pour la survivance du groupe (comme une métaphore actuelle d’une Grèce se sacrifiant pour l’Europe). Et c’est en cela que la transposition de la situation dans notre esprit apparaît aussi tortueuse pour les personnages que pour nous.


Une souffrance constamment compensée par l’étonnante dédramatisation pesant sur chaque situation. Un calme proche de l’apaisement rendant d’autant plus absurde la gravité des événements. Sensation confortée par les comédiens, absolument géniaux dans leur invraisemblable insensibilité, et notamment le dérangeant Barry Keoghan. La mise en scène, elle aussi, parvient à donner un sens lumineusement lugubre au récit, paradoxe s’appuyant sur ces cadres soignés et ces plans incroyablement mobiles (tournés à la steadicam et en courtes focales) convoquant la virtuosité de Shining: les scènes de couloirs à l’hôpital en sont de somptueux exemples, faisant de ce lieu une sorte de labyrinthe où rampent désespérément des humains en attente de leur mort.


A l'affection paralytique, Lánthimos opère l'irrationnel à mœurs ouverts. Ici, tout n’est que suffocation et intense douleur. Et pourtant, la délivrance est dans chaque plan, dont la beauté et l’hilarité en désamorcent le malaise, néanmoins toujours vivace. Et en tournant ce spaghetti familial pour contempler une balle d'absurde, il nous amène à ramper vers nos peurs les plus malsaines. Mais dans cette oppression de chaque instant, le cynisme du récit et le savoir-faire de son réalisateur transforment cette contagieuse tension en quelque chose de viscéralement magnétique. Comme une lente, consciente et imprévisible progression vers notre propre mort.


Je saigne encore…

blacktide
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le 2 nov. 2017

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blacktide

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