Alors que l’industrie court toujours après le nouveau concept qui pourra, en un pitch ravageur, attirer les foules, certains se posent un défi d’une grande pertinence : s’emparer de ce qui existe déjà, et tenter d’en faire une bonne version. Ainsi de ce Misanthrope, qui voit le réalisateur argentin Damian Szifron, dont on était sans nouvelles depuis le film à sketches Les Nouveaux sauvages il y a près de 10 ans, cocher toutes les cases du film d’enquête. Sniper fantôme tueur en série, profiling par une flic torturée, querelle de méthodes et acharnement d’incompétence par des technocrates (qui citent textuellement le maire des Dents de la mer), rien ne manque au cahier des charges, dans une enquête relativement balisée qui ne conduira pas vers un twist de derrière les fagots.


Ces fondations inamovibles sont en réalité la force du film : elles l’ancrent dans le genre, et ne dérogent pas à des règles qui pourront satisfaire ses amateurs. Mais, surtout, elles posent des jalons autour desquels le réalisateur va poser des limites strictes, se refusant à pousser trop loin les curseurs. Des traumas de l’héroïne (Shailene Woodley, très juste), on ne retiendra que des bribes, suffisantes pour nourrir son personnage et développer une empathie pour le monstre qu’elle poursuit. De la même manière, la tentative d’établir son profil brosse un portrait par touches disparates qui, mine de rien, établissent un état des lieux pour le moins glaçant de l’ère contemporaine, où l’on évolue dans des abatoirs aux centres commerciaux, en laissant sporadiquement la parole aux détraqués, fascistes, ou traumatisés par les violences policières.


Cette approche se construit aussi par un tempo atypique, qui, après une séquence d’ouverture tonitruante sur une tuerie de masse camouflée dans les feux d’artifices d’un monde au bord du gouffre saluant une nouvelle année, laisse s’installer de longues pauses, des dialogues crépusculaires et une volonté de comprendre, voire de légitimer ce qui pourrait conduire un individu à vouloir effacer la civilisation qui l’emprisonne. Les retours de la violence, épisodique, déjouent les attentes dans un marasme qui insiste surtout sur les erreurs, les malentendus et l’incapacité totale à comprendre le mal qu’on pourchasse. Damian Szifron ne se prive pas pour autant de scènes d’action, notamment lors de l’irruption discrète du FBI dans un supermarché qu’il s’agit d’évacuer sans que les suspects ne s’en aperçoivent, jouant habilement des silences et du hors champ pour accroître la tension.


Et si le final peut sembler trop attendu, à l’heure où l’on a habitué le spectateur à une surdose finale en termes d’écriture, c’est en parfaite cohérence avec ce qui précédait, et assumé au point qu’on finira par deviser sur le caractère dévoyé de la mission d’un justicier transformé par la société du spectacle en générateur de clics. L’épilogue ne dit pas autre chose, dans un retour à l’ordre qui, sous couvert de promotion, pérennise tous les manquements d’une société malade, dans laquelle d’autres misanthropes prendront le relais de celui désormais hors d’état de nuire.


Sergent_Pepper
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le 2 mai 2023

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