Il n'en faut pas beaucoup à Apichatpong Weerasethakul pour créer un mystère. Une forme indistincte sur une photo dans Oncle Boonmee ou une épidémie feutrée dans Cemetery of Splendour et les questions se mettent à déborder du cadre. Dans Memoria, il suffit qu'un son vienne perturber le sommeil du personnage principal pour décupler notre capacité d'attention. Tout à coup, chaque frottement de tissu, chaque raclement de chaise, chaque bruissement de feuilles devient un objet de surprise et d'interrogation.


La réussite la plus évidente du film réside dans ce débordement. Certes Memoria est un film lent, les personnages y parlent peu (la seconde moitié du film pousse la démarche à l'extrême), mais à chaque instant le spectateur est invité à créer sa petite enquête personnelle, à interpréter des signes, à donner du sens à l'étrangeté qui s'épaissit de scène en scène.


Débordement aussi dans l'enquête du film. Weerasethakul multiplie les débuts de piste, dissémine des symboles sans jamais chercher à éveiller en nous un sentiment une continuité. La première partie du film est limpide dans sa structure : on a affaire à une succession de discussions, de rencontres, d'étapes clairement découpées, et à chaque scène correspond son propre mystère : une maladie sans origine claire, la difficile traduction en mots d'une sensation sonore, un chien un peu trop insistant dans sa poursuite, des squelettes mutilés, des frigos pour plantes ou un repas étrangement décalé (l'insistance sur l'osso bucco m'a un peu fait penser à Charlie Kaufman). Mais si la structure est simple, les embranchements sont systématiquement dissimulés. On passe de l'un à l'autre sans logique évidente, comme dans un rêve qui se structurerait uniquement autour d'un jeu d'échos (bon, la comparaison est évidente quand on parle de ce réalisateur, mais il faut quand même le dire).


Le son dont on cherche à connaître l'origine rythme les scènes et introduit une dimension supplémentaire dans l'attention que l'on porte aux détails. Plus on l'entend puis il devient familier, tout en continuant à nous échapper. Petit à petit, on en vient à se demander si son placement temporel n'est pas plus important que sa nature. Alors on fait des recoupements, des déductions. Le bruit arrive-t-il spontanément, ou en est-elle la source ? Peut-elle le produire quand elle dit, pense ou exprime quelque chose de particulier ? Et si oui, dans quelles conditions ? Chaque mot, chaque geste devient une explication potentielle.


Et puis on est propulsé dans la seconde partie. Le dépouillement se renforce, on quitte la ville, le rythme se ralentit, les conversations se font plus abstraites. Je ne vais pas entrer dans une tentative de décryptage de ce qui est dit et montré (et entendu !), on trouvera certainement des tas de gens pour nous écrire des thèses entières sur "Memoria et le rêve", "Memoria et le sensible" ou "Le désir de ne pas être : Weerasethakul lecteur de Heidegger" (et si jamais vous vous demandez : oui, il y a des textes freudiens sur Weerasethakul. Et oui, c'est très drôle). Sachez seulement que la question centrale du son mystérieux sera bien menée à son terme, et de la meilleure des manières : la réponse prolonge la curiosité sans la frustrer. La progression des explications qui culmine dans le grand plan marquante du film réussit à surprendre tout en nous semblant parfaitement naturelle, à l'image du personnage principal qui accueille toutes ces nouveautés avec la plus pure simplicité.


Au final, le film est presque un mode d'emploi, un exercice pratique de concentration pour apprendre à capter la partie de la mémoire du monde qui se cache en toute chose. Et pour mieux y arriver, silencio.

fizzmizer
9
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le 2 févr. 2022

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Antoine

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