Maldone
7.5
Maldone

Film de Jean Grémillon (1928)

Une chaude après-midi d’été le long du canal de Briare : lumière opalescente des chemins de halage, splendeur des paysages, feuillages bruissant sous le vent, nuages laiteux d’un ciel de traîne…


Dans cette nature en liberté, dont la beauté nous happe dès les premiers plans, se détache la silhouette d’un transporteur au travail : visage sec et anguleux qu’éclairent de petits yeux vifs à l’expression mobile, un grand sourire adoucissant les traits ingrats, tandis qu’il flatte ses chevaux.


Chapeau vissé sur la tête, foulard négligemment noué autour du cou , gilet ample, large ceinture et bottes de cuir témoignent, s’il en était besoin, que le roulier fait corps avec cette nature, jouissant d’une vie sans entraves, au gré de sa flânerie.


Mais l’homme est aussi un être de désirs, « toujours à reluquer les filles » se gausse l’éclusier, l’air goguenard, suivant des yeux le quarantenaire, dont le regard sans équivoque est rivé sur la jeune Bohémienne ondoyante qu’il vient de croiser.


Une Gitane à l’érotisme envoûtant et aux yeux de braise qui va affoler les sens de Maldone, dès lors hanté par l’image de cette créature libre et sauvage, un peu voyante, un peu sorcière, qui s’offre dans un regard chargé de promesses, mais ne se donne pas.


Est-il encore le même homme, cet insoumis, qui, vingt ans plus tôt, tel un cheval rétif qui hennit et se cabre, rompant ses liens, avait abandonné sur un coup de tête, la maison paternelle, vaste propriété montagnarde connue sous le nom de Domaine des étangs ?


Pour l’heure il en est bien loin, tout à son obsession sensuelle pour la belle Zita que le hasard va remettre sur sa route lors du bal populaire de la Saint-Jean : entre les mains de Maldone qui joue à un rythme d’enfer, l’accordéon, comme enragé, mène la sarabande .


Elle est là, drapée dans un grand châle brodé, cheveux noirs tirés et coiffés en bandeaux, de lourdes créoles soulignant d'une touche éclatante son charme exotique : fière, tour à tour farouche ou aguicheuse, c’est sur la musique de « La Belle Marinière » qu’elle se laisse entraîner sur la piste.


Scène hautement révélatrice, où danse et sentiment se rejoignent en un tourbillon exalté de sensations extrêmes et paradoxales sous haute tension amoureuse, vertigineuse jusqu’à l’ivresse.


La fête bat son plein, les doigts de Maldone courent, volent sur les touches ivoire, son regard noir ne quittant plus Zita, serrée de près par son cavalier, emportée par la valse endiablée, dans une intimité langoureuse et lascive qui rend le musicien fou de désir et de jalousie.


Le passé, sans crier gare, s’invite alors dans la vie de cet être complexe et double : son destin lui fait signe, le décès accidentel de son frère cadet Marcellin, marquant le retour de l’aîné au bercail, seul propriétaire, désormais, du bien familial.


Cinq ans ont passé…
Costume de gentilhomme terrien en place de ses habits de nomade, le « sauvage » s’est coulé dans la peau du « civilisé » allant même jusqu’à prendre femme et fonder un foyer : Flora est une fille de famille, jolie, douce et soumise, épouse et mère parfaite, aimante et dévouée.


Mais Olivier Maldone fait partie de ces êtres soumis à la force tragique de l’existence : Missia la voyante ne lui avait-elle pas prédit « Je vois un homme et son ennemi dans le même homme : ton ennemi est en toi. »
Un rêve de liberté piégé par sa propre dualité, infernale et sans remède.


Que valent en effet le respect des gens, la jouissance de l’autorité, la considération, tout ce qui est censé ligoter un homme à jamais, quand le moindre claquement de fouet d’un charretier sur la route emplit Maldone d’une nostalgie profonde, que signifient calme et prospérité quand le soir, absorbé, semble-t-il, par les colonnes de chiffres de son livre de comptes, sa rêverie le ramène à son existence d’antan, bohême, libre et sans attaches, éclairée par le visage de la belle romani.


Hasard ou destin, c’est dans le hall d’un hôtel de luxe qu’ il croise de nouveau son oiseau de paradis aux couleurs chatoyantes, devenu depuis étoile de music-hall, mais c’est en vain qu’il cherche, sur le visage inoubliable, la spontanéité sauvage qui l’avait tant séduit.


On ne revient pas sur son passé, lui fait comprendre Zita la mondaine, du haut de sa brillante réussite.
Et pourtant, malgré sa déception, une envie violente et irrépressible taraude Maldone : s’évader de cette cage dorée où il étouffe, renouer avec son passé, retrouver les gestes familiers et l’environnement sauvage qu’il a connu, et passionnément aimé.


Les paroles de la voyante lui reviennent en tête : « Je vois deux hommes, et pourtant le même , un riche, un terrien, puis un vagabond qui hait le riche, et que rien ne peut fixer, deux ennemis qui luttent : l'un sera vaincu par l'autre ! »


Le dilemme d'Olivier Maldone est là : « tuer » symboliquement l’intrus pour renaître enfin, tel qu’en lui-même.


Charles Dullin, comédien de théâtre, trouve là un grand rôle à sa mesure pour interpréter, tout en sobriété, finesse et nuance, le personnage de Maldone, cet être double, déchiré entre des pulsions contradictoires, mais fondamentalement épris de liberté, auquel l’acteur donne, sans jamais forcer le trait, une véritable authenticité, concentrant dans son regard l’essentiel de son jeu , qui se révèle d’autant plus efficace et habité qu’il est minimaliste.


Grémillon, dont ce fut le premier film de fiction, il avait 27 ans, nous offre dans ce muet « un long métrage sidérant par sa modernité psychologique et plastique », une oeuvre que l’on peut qualifier d’impressionniste, tant images et musiques se fondent avec bonheur dans une totale harmonie où Debussy et Satie, choisis par le réalisateur lui-même, donnent le tempo d’un univers musical aux couleurs typiquement françaises.


« La lumière, solaire ou artificielle devenait elle-même un moyen d’expression.
Elle augmentait l’aspect tragique ou fantastique des choses, et selon qu’elle éclairait avec cruauté ou mystère un visage que le gros plan rapprochait de nous, elle nous aidait à cette investigation sentimentale qui permet d’estimer plus profondément les choses et les êtres. »

Jean Grémillon


https://bit.ly/3hKk3C6

Aurea

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