Si l'Histoire est un perpétuel recommencement, ses redites sont souvent passionnantes et lourdes de sens... même en matière de cinéma. En 1932,* I am a Fugitive from a Chain Gang* de Mervyn LeRoy déboule sur les écrans et marque les esprits. Non pas parce que ce film va servir à définir ce genre étrange que l'on nomme « film de bagne », mais surtout parce qu'il va symboliser un cinéma en voie de disparition, menacé par le code Hays, dans lequel on peut encore se montrer critique envers* l'establishment* et défendre cette belle idée, bien souvent bafouée, que l'on nomme liberté. Au cours des années 60, le cinéma américain renoue avec ses origines et fait de la contestation son principal créneau : il ne s'agira plus de célébrer béatement *l'american way of life *mais bien de dévoiler le sombre visage d'une société que le cinéma a trop longtemps voulu ignorer. Ainsi on ne s'étonnera pas de voir Stuart Rosenberg, pour son premier long-métrage, suivre le chemin tracé autrefois par Mervyn LeRoy et de clamer, à son tour, son irrépressible envie d'en finir avec le vieil Hollywood.


Pour ce faire, il joue la carte du renouveau en bouleversant les codes habituels du film de bagne (intrigue qui se déroule essentiellement hors des murs, comme pour nous indiquer que la prison est partout ; modification des représentations socioculturelles, avec des prisonniers qui sont tolérants ou souriants contrairement aux gardiens) ou du film noir (la luminosité du cadre tranche avec le score mélancolique de Lalo Schifrin). Mais c'est surtout à travers la figure de son héros que la rupture avec le monde ancien est la plus flagrante. Contrairement à la tradition du héros US, patriotique et socialement bien intégré, Luke est un paumé aussi bien sur le plan social (abandonné par l'armée), familial (abandonné par son père) que spirituel (abandonné par Dieu). Ne possédant rien, il n'a rien à perdre à enfreindre ces lois, abandonné par tous, il n'a ni dieu ni maître à servir. Il est donc libre même dans l'enceinte d'une prison, même avec les chaînes aux pieds. Pour incarner un tel personnage, Paul Newman est le choix idéal : il est celui qui vient d'incarner Hombre au cinéma, il est l'opposé d'un John Wayne et du conservatisme hollywoodien.


Bien sûr, en assimilant la société américaine à l'univers d'une prison, Rosenberg établit une critique assez évidente de l'autoritarisme qui parcourt le pays. Et même si le film n'évite pas quelques facilités (personnages peu nuancés, opposition classique prisonniers/ gardiens), il échappe néanmoins à de nombreuses lourdeurs narratives en jouant habilement sur les symboles. On s'en rend compte notamment à travers le traitement réservé à l'un des personnages-clés du récit, l'emblématique Boss Godfrey. Ce dernier, réduit à sa paire de lunettes de soleil et son fusil, n'est qu'un archétype dont l'unique fonction est d'incarner une justice aussi aveugle que brutale. Ce ne serait qu'un personnage grossier et sans intérêt sans la mise en scène finement suggestive de Rosenberg : en le laissant en arrière-plan et en ne dévoilant de lui qu'une partie de son corps, il l'assimile à une menace diffuse ou à une épée de Damoclès pouvant abattre sa sentence à tout instant ; en cadrant uniquement le reflet de ses lunettes, il nous laisse entrapercevoir la sombre réalité d'un pays peuplé de prisonniers et d'armes à feu. Mais surtout, en faisant de lui un personnage muet, ne s'exprimant qu'avec le fusil, il suggère l'idée d'une société totalitaire dans laquelle les autorités toutes puissantes ne s'adressent au quidam que pour le contraindre et lui dicter sa vie. « *What we have here is…failure to communicate *» sera ainsi la phrase clé du récit ; un problème de communication que Luke va résoudre en prêchant sa bonne parole au sein de la communauté des opprimés : la soumission n'est pas une fatalité, les chaînes sont faites pour être brisées, les murs franchis et les règles réinventées.


Bien évidemment, la figure christique fait partie des clichés couramment rencontrés dans le cinéma US (notamment chez Eastwood, qui en a fait son fonds de commerce) et son opposition avec une figure purement démoniaque n'a absolument rien d'originale. Mais encore une fois, le grand mérite de Rosenberg et de son équipe (avec notamment Frank Pierson pour le scénario) sera de transcender les clichés afin d'en faire une lecture moderne et plus subtile qu'il n'y paraît.


Ainsi, si les allusions à la religion sont nombreuses, elles sont toujours disséminées en arrière-plan, apparaissant en filigrane du récit et ne sont jamais ostentatoires. L'idée que Luke puisse être une figure messianique ne s'impose pas comme une évidence (on le découvre ivre, saccageant le bien public) et prend subtilement de l’ampleur au fur et à mesure que les indices s’égrènent (son numéro de prisonnier (37) qui renvoie à la Bible : « rien n'est impossible à Dieu » (Évangile selon Luc, chapitre 1, verset 37) ; sa tenue lorsqu'il porte sa propre croix (la mort de sa mère) ; sa position, avec les bras en croix, lorsqu'il est allongé sur une table...). Néanmoins, à aucun moment Cool Hand Luke ne fait de son personnage une sorte de messie, bien au contraire puisqu'il s'en défend toujours et de manière parfois trop insistante (comme lorsqu'il interpelle Dieu sous une pluie battante). Il se contente seulement d'illustrer l'idée que si l'Homme croit en lui comme il croit en Dieu, rien alors ne lui est impossible et surtout pas la liberté.


De la sorte, c'est tout le périple de Luke au sein de la prison qui se gorge de sens. On assiste tout d'abord à la naissance de l'Homme. Lorsqu'il franchit l'enceinte de la prison, on lui précise immédiatement qu'il n'est rien et qu'il doit attendre qu'on lui donne un nom ou un surnom. Notre individu se délaisse alors des oripeaux de son existence (son patronyme, Lucas Jackson, est oublié) et gagne son nom en jouant aux cartes de la même façon qu'il mène son existence, en ne possédant aucun atout en main. Il devient ainsi Luke la main froide : l'homme qui ne se soumet pas aux règles, l'homme libre.


On découvre ensuite, au sein de cette prison, que cette insoumission tant désirée n'est pas illusoire mais bien réelle : on devine sa présence au détour d'un simple combat de boxe (lorsque Luke ne se plie pas aux règles et refuse de se coucher), d'un pari stupide (on ne se résigne pas à l'impossible), ou de maintes tentatives d'évasion (malgré l'accumulation des obstacles, la liberté est là). Quant à la mort inévitable de Luke, elle ne signifie pas pour autant la victoire de l'oppression : la rhétorique du fusil ne peut faire taire, en effet, une idée qui se repend avec le sourire.

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le 28 juin 2022

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Procol Harum

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