L'histoire US à hauteur de couple

Et si Loving n'était pas, tout simplement, le meilleur film traitant de la ségrégation raciale actuellement. À mille lieux des discours lénifiants et des procédés démonstratifs douteux, il se présente comme l'antithèse parfaite du pénible The Birth of a Nation et ose ressusciter les lubies du plus génial des cinéastes borgnes en privilégiant l'authenticité à tout maniérisme, la sobriété aux prétentions rhétoriques et l'émotion aux commodes leçons de morale... Avec doigté, Nichols reprend les préoccupations prosaïques entrevues dans ses films précédents, et dans* Take Shelter* notamment (avec cette peur de perdre sa famille, son travail, sa terre), en traitant des enjeux de toute une communauté à l'échelle du couple et en observant la grande histoire par la lorgnette de la petite. Il en résulte un film d'une simplicité désarmante, certes un peu trop académique, mais dont les doux effluves redonnent d'humbles couleurs au rêve américain.


Reconnaissons-le, l'histoire vraie de ce couple mixte représente le terreau idéal pour faire naître l'un de ces mélos consensuels étiquetés "based on a true story" : que ce soit leur pseudo méfait (le crime d'amour) ou le nom porté, tout est prétexte aux excès glucosés ou au symbolisme épais. Le premier des mérites de Nichols, et non des moindres, est de ne pas tenter de surligner la réalité ni de sur vendre son histoire ; le couple Loving est au cœur de l'intrigue et c'est vers leur amour que se concentre toute l'attention du cinéaste, au risque d'oublier quelque peu tout ce qui peut se passer autour.


Sûr de ses forces, il se penche sur cette histoire avec une sérénité des plus palpables : la mise en scène, épurée, brille par son efficience et nous rappelle avec peu d'efforts les talents de conteur du bonhomme : dès les premières secondes, il nous fait voir l'immensité de ce couple en irradiant de leur présence l'intégralité de l'écran, le jeu des champs/ contrechamps, quant à lui, révèle à demi-mot des sentiments que l'on devine déjà inoxydables aux événements. Une nouvelle fois chez Nichols, la parole se fait rare afin de préserver le sens des mots et de ne pas altérer le poids du discours prononcé : ainsi le "je suis enceinte" murmurée par Mildred se gorge d'une véritable intensité tout en annonçant, noir sur blanc, l'ultime enjeu du métrage, à savoir le foyer, dont la conception et la pérennité passeront avant les intérêts de l'Histoire et de la politique.


Comprenant bien les effets pervers du langage verbal, qui peut atténuer la portée du message, Nichols privilégie les silences porteurs de sens et joue avec les postures évocatrices de ses interprètes. Ainsi, les silences sont parfois les seules réponses apportées aux agressions venant du monde extérieur, donnant tout son poids aux agissements du couple, transformant l'amour en revendication. De même, l'attention presque exagérée aux gestes quotidiens (l'enchaînement des repas familiaux, les briques que Richard pose inlassablement) maintient le foyer au centre de toutes les attentions ; le soin apporté aux regards suffit, quant à lui, à faire passer certains messages avec autant d'élégance que d'éloquence : c'est la rage d'un homme face à une société qui nie son amour ; ou encore, la revendication d'une femme face à un Sud raciste qui nie ses droits élémentaires...


Évidemment la retenue prônée par Nichols empêche *Loving *de combler toutes nos attentes. Le cinéaste délaisse le piquant et l'adrénaline qui parcouraient ses productions précédentes, tout comme il verrouille précautionneusement son récit, fermant de ce fait la porte à l'imaginatif et à la fantaisie ! On ne pourra que regretter une certaine retenue émotionnelle et une intensité dramatique parfois étouffée par une mise en scène placée sous le signe de la prudence (les ellipses narratives, le procès qui passe au second plan...).


Mais si Loving n'est pas son film le plus réussi, il parvient néanmoins à nous charmer par son humilité et sa sincérité. À l'instar du personnage incarné par Shannon, qui prend une photo sur laquelle la couleur de peau s'efface derrière la joie et la tendresse, Nichols se déjoue des clichés et fait de l'ordinaire un message "extraordinaire" : dans un environnement où le racisme est tellement banalisé qu'il en vient à être prononcé tranquillement par un juge, il fait de cet amour un acte militant, il transforme le foyer en symbole de justice et d'égalité. Ce n'est pas pour rien si l'antre de la cour suprême est occulté par celle de la maisonnée, car c'est là où se joue la victoire des droits civiques, c'est là où se construit le rêve américain.


Au détriment de l'intensité dramatique, Nichols se focalise sur ses personnages, se sert de l'étonnante justesse de ses comédiens (Joel Edgerton et Ruth Negga forment un couple particulièrement attachant) et reste à distance du spectaculaire afin de donner une dimension humaine à la défense des droits civiques. Faute d'être brillant,* Loving* brille par son humanisme et mérite, de ce fait, toute notre considération.

Créée

le 25 janv. 2023

Modifiée

le 25 janv. 2023

Critique lue 47 fois

5 j'aime

Procol Harum

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