Il se passe quelque chose d’assez miraculeux dans le cinéma argentin. Après le morceau de bravoure Trenque Lauquen l’année dernière, le nouveau film de Rodrigo Moreno – pourtant non affilié au collectif El Pampero Cine écrit un nouveau chapitre éblouissant de liberté, qui vagabonde avec insolence sur les terres essorées d’un septième art accusant de sérieux coups de fatigue.


Fable anarchiste, Los Delicuentes suit le projet d’un employé de banque braquant la somme nécessaire à ne plus avoir à travailler pour le restant de ses jours, quitte à faire 3 ans et demi de prison : cette incarcération vaudra toujours mieux que celle de son emploi. Ce principe absolu de liberté étant posé, le récit va pouvoir en suivre les principes, dans un scénario tortueux et ample, qui, sur plus de trois heures, déploie l’apprentissage d’une liberté inespérée.

À l’image de ce modeste employé qui perfore le réel et ses contraintes par un choix radical, Rodrigo Moreno se joue des codes et brasse les genres, adaptant sa forme aux milieux investis, du documentaire urbain (avec ce qu’il faut de décalage, notamment dans le matériel analogique et vintage de la banque) à la fable insolite (tout ce jeu sur les anagrammes des personnages), jusqu’au lyrisme bucolique d’une vie en harmonie avec la nature. La rigueur oppressante de la hiérarchie ou la violence du milieu carcéral sont des étapes nécessaires à un parcours initiatique où la liberté, même imposée par un collègue, ménage des soubresauts, des inattendus et des voies de traverse supposant une disponibilité et une ouverture des protagonistes comme du spectateur.


Tout peut, en somme, advenir, comme l’indiquait cette étrange affaire où deux signatures de compte se révèlent rigoureusement identiques : les coïncidences, les échos de parcours, et les brusques bifurcations, dans un récit résolument romanesque, où les souvenirs et les intrigues secondaires semblent progressivement dévorer la trame principale. L’argent n’est finalement qu’un motif de départ, l’émancipation se nourrissant davantage des histoires amoureuses et d’un parcours spatial dans lequel se construit, sur le principe de l’errance, l’expérience proprement philosophique de l’oisiveté.


Le rythme et la mise en scène s’accordent à cette odyssée nonchalante, qui semble toujours suivre les personnages en s’adaptant à leur nouvelle approche de l’existence. La superbe lenteur des mouvements d’appareil et des fondus enchaînés (qui rappellent beaucoup ceux de Trenque Lauquen), le jeu malin avec les split-screen, le travail sur la photo pour magnifier la lumière dorée sur les paysages vierges de l’Argentine reculée contribuent à la patiente construction d’une utopie qui justifierait les sacrifices nécessaires des personnages. À l’image de ce cinéaste filmant des jardins depuis deux ans et demi, la petite communauté se détache d’un monde par délestage, abandonne l’idée d’une destination pour faire de l’horizon une aire de repos.


Lenteur, ampleur de la forme, audace des variations du ton, malice d’une intrigue à tiroir : Rodrido Moreno propose à sa manière un braquage de la forme cinématographique, sans arme, ni haine, ni violence. Mais face au rythme épileptique et à la tyrannie de l’écriture formatée du cinéma dominant, et au sein d’un pays bien décidé à détruire toute politique culturelle, le cinéaste a le panache d’un bandit libertaire dont il faut vanter les faits d’arme.

Sergent_Pepper
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le 28 mars 2024

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