Dans une interview accordée aux Cahiers du Cinéma pour la sortie de Armaggeddon Time, James Gray évoquait son enfance et sa vision toute personnelle de l'enfant expurgée de l'innocence. Je ne crois pas en une innocence naturelle. Les enfants peuvent être assez immondes. (...) Les enfants ne sont pas ces créatures immaculées que l'on croit. Mon fils est merveilleux mais il me ment en permanence... Ce qui nous conduit logiquement du dernier essai de Gray à son tout premier, Little Odessa couronné du Lion d'Argent à Venise en 1994. Outre le fait de partager le quotidien ultra réaliste de la famille Graff, le premier long du réalisateur de Two lovers privilégie de manière rude et intimiste la fracture de la cellule familiale au détriment du genre. Cette radicalisation sociale précoce de la première moitié des années 90 prend à revers celle de l'idéal du spectacle doux-amer de la vague Hughes et Amblin. Sur un modèle économique plus modeste le cinéma indépendant établit ses règles à tendance naturaliste pour un public plus désireux de flirter avec le bitume qu'avec les étoiles. Une forte opposition donc entre la working class des grandes cités à la démographie foisonnante et l'idéal de vie des banlieues de la middle dont la position sociale induit l'idée de la protection du citoyen. Les racines familiales pourries en partie par la défavorisation des quartiers populaires à fortes concentrations ethniques (ici Brighton Beach) inclues les lois de la rue, celles de la petite délinquance et du banditisme. James Gray maintiendra le spectateur les pieds ancrés au sol dans cette réalité crue du quotidien sordide de la famille Shapira. Chaque membre rêvant à sa manière de quitter le noyau dur sans réellement se l'avouer : Joshua (Tim Roth), l'aîné, tueur à gages de son état débarqué de la côte Ouest (le soleil en lieu et place du froid hivernal New Yorkais) puis sommé de revenir dans son ancien quartier pour honoré un dernier contrat. Reuben (Edward Furlong), le cadet déscolarisé, soumis à l'autorité s'évade devant les classiques d'un Cinéma de quartier avant de retourner dans son trois pièces exigu. Un authentique portrait du cinéaste étoffé dans les opus suivant qui n'omet pas de brosser le tempérament impulsif de Arkady (Maximilian Schell), paternel austère à la main lourde qui, lui aussi, est en recherche d'un second souffle pour tenter d'exister. Le deuil est aux portes du foyer. Irina (Vanessa Redgrave), sa femme est atteinte d'un mal incurable qui la plonge dans un état de folie intense à chaque crise. Cette soupape de respiration passe par l'adultère que le chef de famille tente mollement de cacher à Reuben, conscient du point de non retour affectif. Si l'amour du père (ou son incapacité à aimer ?) ne consolide plus les failles d'une famille au bord du précipice, il se créer dès lors des blessures affectives et émotionnelles pour la fratrie qui se comblent par des activités illégales ainsi que la perte du chemin de l'apprentissage. En l'absence du cadre, c'est toute une jeunesse qui part à la dérive et en oublie les vertus et la morale normalement enseignées afin de trouver sa place au sein de la société. Little Odessa reste encore aujourd'hui le film de James Gray le plus radical et le plus épuré. Joshua Shapira, l'une des deux figures perdues de l'adolescence est le seul à avoir franchi le rubicon de sa condition sociale de défavorisé avec le lourd tribu de devenir tueur à gages. Il rejoint, à l'instar de Percy Fawcett (The Lost City of Z) et Clifford McBride (Ad Astra), la galerie des marginaux, des obsessionnels qui ne conçoivent plus le quotidien et les responsabilités comme une entrave au libre arbitre. Là réside certainement le coeur du cinéma de Gray qui délimite une frontière invisible entre ses personnages. Ceux qui tenteront de s'extraire de la gangue familiale en rêvant d'une terre (La Californie, Miami) sans y parvenir et les autres conditionnés par leurs passions et/ou leurs activités illicites. Joshua retrouve sa famille et son quartier uniquement parce que son dernier contrat doit se solder dans une ruelle non loin de son ancien foyer. On peut donc se poser la question de savoir si en temps normal il aurait accepté de retourner auprès des siens. L'essence de l'oeuvre du réalisateur de Two Lovers tient autant dans la paume d'une main que dans un container de plusieurs tonnes. Notre vie se base avant tout sur des choix et ce qu'ils engendrent de bon ou de mauvais sur nos vies.


La touche polar oeuvre à la manière d'une extension sociale naturaliste et jamais à desseins purement spectaculaires. C'est ce prisme du policier qui parachève le métrage dans sa dimension sacrificielle conviant l'image des frères séparés par la mort. Nous spectateurs, conscients de la véracité de l'image épurée (climat rigoureux - authenticité des lieux de tournage) et pas encore séduits par la photographie bleuté aux accents métalliques de The Yards accueillons Little Odessa comme le film le plus immédiat de son auteur, écarté de toutes circonvolutions narratives pour s'apparenter à un carreau d'arbalète fiché en plein coeur.

Star-Lord09
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le 21 déc. 2022

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