Le rock, où qu’il soit, fut toujours un geste de libération : la possibilité donnée à une jeunesse bouillonnante de danser, bouger au rythme de son âge, et de trouver un porte-parole à ses émotions exacerbées : il fallait être percutant, émouvant et donner un grand coup de pied dans le marasme ambiant.


Autant d’éléments qui caractérisent Leto, film russe solaire et vivifiant qui s’inscrit dans un double contexte : celui, d’abord, de l’Histoire, puisqu’il sonde les remous du Leningrad des années 80, avant que la Perestroïka ne viennent faire enfin bouger les lignes, mais aussi d’un rideau de fer devenu chape de plomb sous l’administration Poutine qui a fait arrêter son réalisateur Kirill Serebrennikov à la fin du tournage et l’assigne depuis à résidence.


Contrairement à ses compatriotes (Andrei Zvyagintsev ou Sergeï Loznitsa) qui optent pour un miroir glaçant tendu aux dérives du pays, Serebrennikov cherche l’émotion, et la trouve dans ce groupe de musiciens qui vont progressivement s’affranchir du cadre coercitif qui les voit émerger. Les premières séquences de concert déplacent la question du spectacle vers l’organisation de la surveillance étatique sur une génération muselée, qui doit rester assise tandis qu’on tente de contenir l’énergie déployée sur scène : superbe introduction qui entre en contradiction avec les scènes intimes durant lesquelles la jeunesse s’épanche, notamment à la faveur d’une journée estivale sur la plage où l’on goûte avec une force sereine la saveur de la liberté.


Le noir et blanc proposé par Serebrennikov est à double tranchant : il incite bien entendu à la nostalgie et un certains vernis rock (on pense souvent aux premiers Jarmush), mais permet aussi l’expression d’un lyrisme esthétique qui sied bien à son sujet. Les scènes collectives (ces corps nus dans l’eau qui rappellent, dans leur versant hédoniste, les fêtes païennes d’Andrei Roublev) comme intimes jouent ainsi d’une belle intensité qui accompagnera, dans les coulisses de la musique, la construction tourmentée d’un triangle amoureux. Regards, silence, flash-back à détente multiples ajouteront ainsi un velours émotionnel à l’histoire générationnelle du biopic.


On pourra ergoter sur les directions multiples que prend le scénario, sur un récit qui s’essouffle au gré de quelques longueurs. Leto peut se révéler inégal et appesanti par un name dropping référentiel un peu trop appuyé par instants, mais on fera avec ces maladresses comme on le fait avec l’indulgence qu’on peut avoir pour la jeunesse enthousiaste et débordante de vivacité.


La musique, sujet principal du film, oscille elle-aussi entre plusieurs directions : c’est d’abord, celle composée par les protagonistes, entre folk et glam, qui dit une époque et les émotions exacerbées d’individus écorchés, avec le plaisir exotique pour le spectateur occidental d’entendre la langue russe dans un autre contexte que celui d’un folklore ancestral. Mais c’est aussi le grand élan vers une culture venue de l’Ouest, qui irrigue la jeunesse et nourrit ses fantasmes libertaires, à la faveur de quelques clips (Talking Heads, Lou Reed, Iggy Pop…) fantastiques. Explosions visuelles et transgressives (irruption de la couleur, dessins griffonnés sur la pellicule, prise à parti du spectateur), ces séquences lorgnent du côté de la comédie musicale, en ayant toujours soin de souligner la dimension fantasmatique – et donc illusoire – de ces brusques embardées. La musique comme soulagement cathartique, sublimation d’une colère, d’un enthousiasme ou d’un désir d’embrasser la collectivité. Ce n’est pas un hasard si Serebrennikov n’évoque pas la mort pourtant prématurée (à 28 et 36 ans) des héros dont il retranscrit la geste : les musiciens sont les serviteur d’un art qui, mieux que quiconque, hors les murs, le sexe ou la classe sociale, lutte contre le temps et exacerbe un présent éternellement authentique.

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le 4 déc. 2018

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Sergent_Pepper

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