C'est en 1981, au lendemain de la sortie des Aventuriers de l'arche perdue que Spielberg découvre l'oeuvre d'Hergé. Intrigué par la comparaison systématique que font les critiques entre son film d'aventures et les albums de Tintin, le cinéaste s'en procure plusieurs et se prend rapidement de passion pour les tribulations du plus célèbre des reporters de la bd. Il contacte ensuite Hergé pour lui acheter les droits d'adaptation cinéma et caresse longtemps le rêve d'en tirer un film live qu'il réaliserait. Las, il se rend compte aussi à quel point l'exercice serait casse-gueule : les personnages d'Hergé étant surtout reconnaissables pour leurs looks cultissimes, il s'avère alors difficile pour le cinéaste d'envisager sérieusement une transposition en images live des aventures de Tintin sans sombrer dans le ridicule. L'exercice avait d'ailleurs été tenté en 1964 dans le film Tintin et les oranges bleues, sans grand succès. Spielberg laisse donc de côté les aventures du reporter à la houppette tout en s'en inspirant régulièrement quand il s'agit de filmer les exploits de son Indiana Jones.


C'est finalement en 2010, au lendemain du tour de force technique d'Avatar, que Spielberg entrevoit la possibilité de transposer à l'écran l'oeuvre d'Hergé en usant des dernières avancées en matière de Motion Capture, auparavant expérimentées par son ami Robert Zemeckis, James Cameron et Peter Jackson. C'est d'ailleurs vers ce dernier que Spielberg se tourne pour lui proposer de collaborer sur le développement du projet. La démarche de Spielby tend alors vers un double intérêt : impressionné par le travail de Weta, la société d'effets spéciaux de Peter Jackson, sur Le Seigneur des anneaux, King Kong et Avatar, le réalisateur de Jurassic Park se détourne des génies d'ILM pour leur préférer leurs plus sérieux concurrents néo-zélandais afin de donner vie aux personnages d'Hergé à l'écran. Dans une toute autre optique, sa nouvelle collaboration avec Peter Jackson lui permettra de moderniser sa vision du cinéma spectacle, au lendemain d'un quatrième opus d'Indiana Jones qui faisait figure de suite mollassonne, dépourvue du génie des trois premiers films. La MoCap permettra ainsi à Spielberg de renouer avec le pur divertissement tout en le familiarisant avec ce nouvel outil technologique qu'il n'avait encore jamais utilisé et qu'il poussera encore plus loin, cinq ans plus tard, en réalisant le très impressionnant, mais très superficiel, Ready Player One.


En ce début des années 2010, le défi est alors double pour le cinéaste : réaliser son premier long métrage entièrement en images numériques et adapter à l'écran l'oeuvre d'Hergé en essayant de retrouver toute la magie des bande-dessinées originelles. Très vite, Spielberg et Jackson se mettent d'accord pour envisager un diptyque où l'un et l'autre échangeront leurs postes, Spielberg réalisant le premier film produit par Jackson quand le second film serait réalisé par Jackson et produit par Spielberg (le film de Jackson, depuis longtemps abandonné, devait d'ailleurs être une adaptation des albums Le Trésor de Rackam le Rouge, Les Sept boules de cristal et Le Temple du Soleil). Pour l'heure, l'intrigue de ces premières aventures hollywoodiennes de Tintin sera une combinaison de celles de trois des albums les plus célèbres d'Hergé, Spielberg déléguant alors à trois des scénaristes britanniques les plus en vue (Edgar Wright, Joe Cornish, Steven Moffat) l'écriture de cette adaptation historique. Particulièrement inventifs, ceux-ci arriveront à tirer le meilleur des intrigues de ces trois albums tout en respectant à la lettre l'univers d'Hergé. Leur scénario pioche ainsi l'essentiel de son intrigue des albums Le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackam le Rouge et Le Crabe aux pinces d'or et mixe à merveille plusieurs de leurs pages les plus connues.


De son côté, le cinéaste annonce la couleur dès les premières images de son film comme une lettre adressée à tous les fans de la BD qui craindraient que l'oeuvre d'Hergé soit malmenée entre les mains d'un pur entertainer. Bien au contraire, Spielberg comprend mieux que personne le génie de l'oeuvre d'Hergé et lui rend d'ailleurs hommage dès la séquence d'ouverture en défragmentant l'entrée en scène du célèbre reporter (via une succession de lorgnettes évoquant des cases de bd) tout en le mettant en présence de son créateur dans un court dialogue où Tintin admire le portrait que fait Hergé de lui et qui renvoie au célèbre profil dessiné du personnage. Pour autant, la compréhension de l'oeuvre originale va bien au-delà d'une simple recherche esthétique et Spielberg prouve qu'il a bien compris ce qui fait l'essence de chacun des albums Tintin et définit son jeune héros intrépide : Tintin est un personnage-référent du lecteur/spectateur, il n'a aucun trait de personnalité distinct si ce n'est son courage et sa curiosité et facilite ainsi l'identification du spectateur. Généralement, il n'est qu'un témoin actif de l'histoire, celui qui, accompagné de son fidèle Milou, assiste et aide le capitaine Haddock, les jumeaux Dupondt ou le Professeur Tournesol. Spielberg et ses scénaristes se gardent ainsi bien de creuser la personnalité ou le passif de Tintin dans leur film. Il est ici le même "personnage-valise" inventé par Hergé et celui par lequel le spectateur peut entrer facilement dans l'histoire.


Bien sûr, le risque aurait été que les fans n'adhèrent pas au nouveau look photo-réaliste du personnage mais le travail des magiciens de Weta, plutôt bon pour l'époque, suffit à écarter la moindre objection. Bénéficiant du coup de pompe Avatar et dépassant de loin la MoCap expérimentale de la trilogie CGI de Zemeckis (Le Pole Express, Les Aventures de Beowulf, Le drôle de Noël de Scrooge), les effets numériques de Tintin constituent là encore une avancée historique dans le domaine des effets spéciaux. S'attribuant ce nouveau tour de force technologique comme un nouveau jouet qu'il pourrait plier à sa guise, Spielberg en profite pour repousser les limites de sa mise en scène et se venge ici de la réalisation en demi-teinte de son Indiana Jones 4 en insufflant un dynamisme de tous les instants à son nouveau film d'aventures tout en multipliant les idées visuelles, toutes plus géniales les unes que les autres. Particulièrement virtuose, son film regorge de travellings immersifs et de morceaux de bravoure impensables, de séquences d'action débridées qui lorgnent tout autant vers ses exploits passés (la poursuite en side-car est clairement une reprise de celle de La Dernière croisade) que vers ceux des films de son associé (la durée étirée des scènes d'action renvoient aux morceaux de bravoure interminables du King Kong de Jackson). Toujours aussi malicieux qu'à ses débuts, Spielberg en profite aussi pour cligner ouvertement de l'oeil à quelques classiques du cinéma en évoquant le temps de quelques plans certaines séquences de La Mort aux trousses, des Contrebandiers de Moonfleet et de son propre Les Dents de la mer.


Etrangement, la seule critique qu'on pourra faire au cinéaste est d'avoir livré ici une copie trop appliquée pour pleinement convaincre. Quasiment irréprochable en terme de réalisation, Le secret de la Licorne donne parfois l'impression d'assister à un devoir de premier de la classe, à la formalisation parfaite d'un cinéaste décidément trop conscient de son talent. Désireux de revenir au pur divertissement, Spielberg élaborait ici un spectacle absolu et respectait son matériau d'origine mais échouait paradoxalement à insuffler à son film le même "émerveillement de gosse" qui irriguait chacun de ses premiers grands succès en matière de cinéma populaire. Dans Les Aventures de Tintin, Spielberg n'arrive plus à retrouver l'étincelle qui faisait le génie de ses premières oeuvres. Ce qui est ironique tant c'était aussi le principal reproche qu'on pouvait attribuer à son dernier Indiana Jones, ce dernier restant pourtant nettement inférieur au Secret de la Licorne. Le cinéaste, auparavant grand rêveur dans l'âme et entertainer de génie, est depuis longtemps passé à un cinéma plus sombre et amer, clairement conditionné par des préoccupations plus adultes et vieillissantes. Et ce retour au pur divertissement que représentait Tintin en 2011 (comme le fut plus tard Ready Player One), au-delà du formidable spectacle qu'il impose toujours à son revisionnage, prouve aussi que le cinéaste n'était plus, à cette époque, le gosse derrière la caméra qu'il avait été à ses trente ans, lorsqu'il filmait Jaws, 1941, E.T. et Indy.

Buddy_Noone
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le 17 sept. 2020

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Buddy_Noone

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