Jean-Claude Brisville signe avec « Le souper » son chef d’œuvre. Cette joute verbale, qui oppose Talleyrand et Fouché, les deux personnalités les plus troubles de l’époque (fin XVIIIème début du XIXème), bien que totalement fictive, repose pourtant sur un socle solide, celui de grande la culture et d’un formidable travail de recherche de son auteur. La véracité des propos, les faits et situations décrits sont d’une incroyable exactitude, une véritable mise en lumière de la personnalité de ces deux « monstres » politiques bien sur, mais également de l’ambiance très particulière d’une France se trouvant alors au bord du précipice. Pour paraphraser Chamfort, il ne restait au pays que les dentelles, les chemises ayant été vendues.


Un petit rappel des faits est nécessaire. 6 juillet 1815. Les 100 jours (ultime retour stratégiquement catastrophique de Napoléon au pouvoir) se sont achevés le 22 juin. L’empereur qui a abdiqué pense encore que son fils prendra la suite. Il est bien le seul. La France est occupée par les troupes de la coalition (Autriche, Angleterre, Allemagne, Prusse, Pays-bas et Russie). Nombre de contingents « ennemis » mettent villes et campagnes à feu et à sang. Dans les rangs des parlementaires français, il se trouve peu de personne officieusement à soutenir encore « le petit corse » et l’Aiglon. Le lobby royaliste revient en force et avec soif de vengeance (sous l’impulsion de Charles X, frère du roi légitime, Louis XVIII revenu de Gand, qui prudent est installé à Saint Denis en attendant son heure). Ca et là un courant idéologique favorable à la république se recompose, quant au peuple, il est prêt à reprendre les lanternes et les armes comme en 1789.


Donc, à ce moment précis, la France est sous le couvert de quatre influences politiques avides de gouverner. 15 jours d’incertitude, 15 jours de tractations, 15 jours de duperies en tous genres. C’est au seuil de cette période que se situe l’action du film. Deux jours avant la fin pour être précis. Et Brisville, de broder sur le rôle capital de ces deux hommes. Bien que le souper présenté comme tel n’ait pas eu lieu, nombreuses furent les tractations secrètes et intimes entre Talleyrand et Fouché du Directoire à l’Empire. En ce 6 juillet, ils défendent l’un et l’autre la nouvelle force politique susceptible de reprendre les choses en main et négocier avec les occupants. Plus par opportunisme que réelle conviction patriotique, ils sont les chantres de la trahison. Jadis ministres de Napoléon ils n’hésitent pas à piétiner l’ogre corse après avoir précipité sa chute. L’heure est aux royalistes, à la faveur de Talleyrand, qui souhaitent une réhabilitation et retrouver leurs privilèges. Elle est aussi aux républicains portés par Fouché, tous effrayés à l’idée de voir l’ancien régime revenir (l’avenir leur donna raison, certains furent massacrés lors de la terreur blanche) et avec lui la disparition des libertés (presse, propriété, expression…).


En ce 6 juillet 1815, donc deux hommes d’état, Fouché alors, président du gouvernement provisoire et Talleyrand, président du conseil, s’interrogent et s’inquiètent. Le sort du pays est au second plan, seul compte le pouvoir qui avantagera au mieux leurs intérêts. Un pouvoir qui préservera leur statut, leur notoriété chèrement acquise depuis la révolution française, mais aussi leur vie. Commence alors un combat de coq d’endurance dont la gallodrome est ici le salon d’apparat de Talleyrand. La parole en ergot acérée de reproches et de vindicte, ils vont l’espace d’un souper, se toiser, se piquer à l’escarmouche, tenter de s’amadouer et finalement fraterniser bon gré mal gré à égalité de force.


Et c’est là que se révèle toute la subtilité et l’intelligence du texte de Brisville. Il possède toute la matière pour recréer sous nos yeux ces deux figures emblématiques. Loin de toute caricature (le très sympathique « Diable boiteux » de Sacha Guitry), il brosse deux portraits aux sels de vinaigre, sans concession ni partis pris. Talleyrand, le diable boiteux et Fouché, le caméléon, se jettent à la face moult vérités, crimes, trahisons, lâchetés… tout en respectant la préséance, écartant toute violence physique. Ils ont besoin l’un de l’autre et se doivent de trouver un compromis qui ne tiendra, comme il est coutume pour les deux, jusqu’à la prochaine mise en danger de leur position sociale.


Si l’oeuvre est brillante, elle est cependant composée de dialogues, on n’y trouve peu de didascalies. Du théâtre au cinéma, nombreuses sont les adaptations qui suscitent plus ou moins d’intérêt ou de plaisir. Sur scène, l’espace scénographique est restreint tout autant que le terrain d’actions, seul le texte compte à condition qu’il soit servi par des comédiens inventifs. Il est donc difficile de porter à l’écran une pièce sans entendre dire couramment, « pfffff c’est du théâtre filmé ». Ce que l’on ne peut reprocher au film de Molinaro, cinéaste de comédies légères souvent charmantes et adaptateur avec talent de « Oscar » ou encore « La cage aux folles », toutes deux réputées inadaptables. Je reviendrais plus loin sur la mise en scène et ne retenir pour l’instant que l’intelligence d’avoir conserver dans leurs rôles titre, les deux comédiens d’origine à savoir Claude Rich et Claude Brasseur.


Il y a en Claude Rich, un vieux fond d’aristocrate, phrasé hautain, gestuelle précieuse et le regard sournois. Cette disposition naturelle que l’on aime tant chez lui a fait merveille et s’est exprimée dès ses premiers films (« Ni vu ni connu » entre autre). Une classe folle, pour un artiste brillant tant au théâtre (au service d’auteurs aussi prestigieux que Rouleau, Pinter, Sagan ou Rault…) qu’au cinéma bien que très souvent dans des seconds rôles (Schoendoerffer, Resnais, Tavernier, Podalydes…) mais aussi à la télévision (Goretta, Verhaeghe, Dayan…). Acceptant de travailler avec de jeunes réalisateurs tout autant que confirmés, on a pu le remarquer dans de nombreux projets historiques. Qui autre que lui pouvait interpréter l’homme aux six têtes ? Sa maturité, forte de son expérience, son raffinement typé vieille France, le consacrait en toute logique. Et même si physiquement il n’a pas la morphologie requise, il n’en devient pas moins sous nos yeux ce prince mondain, sans scrupule, réputé pour son incroyable clairvoyance, ses bons mots, sa malice et son instinct de survie.


Claude Brasseur quant à lui, est plus rêche dans sa manière d’être, il semble être l’homme pressé de vivre, de profiter. Un vieux fond débrouillard hérité de son père, il sait se montrer dur et force la voix sèchement pour y arriver. Habile façade qui cache toutefois une sensibilité perceptible. Du flic au beauf sa palette de rôles font de lui une sorte de monsieur tout le monde. Comme Rich il partage son talent entre cinéma (Godard, Sautet, Robert…) le théâtre (Molière, Planchon, Veber, Brisville…) et la télévision où il interprétera (clin d’œil d’une carrière) Vidocq, dans la série éponyme, qui n’était autre que l’homme de main de Fouché. Son côté un peu bourru lui conférant une autorité naturelle, sa gouaille en filigrane et son regard d’aigle ne pouvait que servir ce fils de grand bourgeois parvenu (le père de Fouché était négrier) qui de la révolution à la seconde restauration n’a eu de cesse de prendre une revanche sur l’establishment d’alors (la vieille noblesse) et gravit un à un les échelons quelque soit le prix à payer. Brasseur/Fouché au début du film, fort de son assise va peu à peu être déstabilisé sans pour autant abandonner. L’acteur Brasseur nous livre alors un personnage incroyable tout en contraste, à fleur de peau prêt à l’implosion mais conservant jusqu’au bout la maitrise de soi.


Deux acteurs, deux méthodes. Les médias d’alors les voulaient sur la scène comme en coulisse, belliqueux. Il n’en fut rien. Rich et Brasseur ne sont pas hommes d’égo surdimensionné. Leur complicité apparente a permis d’apporter une vraisemblance au récit et de décupler la puissance d’un texte de haute volée.


Pour la petite histoire… Qui des deux emporte la bataille ? Aucun ! Rich et Brasseur sont tous deux au sommet et sensationnels. Historiquement parlant, ce n’est pas tout à fait la même chose. Si nos deux vieux roublards sont d’accord, pour que Louis XVIII revienne à Paris (il le fera le 8), leurs destins auront des perspectives plus contrariées. En remerciement, tous les deux seront nommés ministres. L’un à la police, poste que Fouché quittera contraint quelques semaines après. L’autre deviendra président du conseil des ministres, promotion de toute aussi courte durée puisqu’il démissionnera en septembre. Fouché le bourgeois accusé de régicide sera contraint à l’exil dès 1816 et mourra 4 ans plus tard. Talleyrand lui occupera encore de nombreux postes d’ambassadeur, ministre et coulera des jours bénis avec la femme de son neveu de 40 ans sa cadette… Pour les royalistes tout rentre dans l’ordre… Talleyrand quant à lui gagne la partie.


Un texte remarquable, des acteurs émérites ne suffisent pourtant pas toujours à ce que le film fonctionne, surtout comme je l’évoquais plus haut lorsqu’il s’agit d’une adaptation théâtrale. Il existe deux possibilités qui ont fait leurs preuves. L’option où l’unité de lieu est éclatée dans divers décors et scènes, quitte à retravailler le texte (« Amadeus » avec Shaffer et Forman), soit elle est respectée mais nombre d’artifices sont ajoutés (personnages, éléments extérieurs, évènements…). C’est à cette dernière formule que s’est attaché Edouard Molinaro. Il prend parti du plus grand respect de la pièce (l’ensemble des dialogues formant un bloc) tout en déplaçant ça et là une réplique. Il organise les mouvements des deux compères de telle sorte que l’on ressente l’urgence de la situation, accentuée il est vrai par la foule vindicative en pied de l’immeuble. Le film est très chorégraphié ce qui lui donne sa belle aisance. Il n’est pas pour autant morne, puisque régulièrement les deux compères sont interrompus par des incidents (vitres brisées, chant de la foule, musiciens, orage…). Les bons mots savamment calibrés apportent aussi des aérations nécessaires, tout comme les intermèdes musicaux de Vladimir Cosma. Le musicien (« Le grand blond… », « Rabbi Jacob », « La boum », « Le bal ») nous a peu habitué à une telle partition. Celle-ci réinvente le rythme d’époque, qui d’un adagio à une valse, d’un quadrille à une funèbre mélodie, souligne comme il se doit chaque situation ou propos. C’est immanquablement sa bande originale la plus travaillée.


Autre point remarquable du film est le choix des lumières du chef opérateur Michael Epp, de mémoire, l’on n’avait pas vu une telle qualité d’éclairage intérieur depuis « Barry Lyndon ». Chaque candélabre, chaque bougie reconstitue non seulement l’ambiance du moment (angoisse, confidences, ombrages…), mais sert également de faisceau sur tel ou tel point de mise en scène, des somptueux costumes et des décors (les tables où sont dressés les mets, lorsque Fouché « cuisine Talleyrand », surbrillance des soies et taffetas…) ou encore de focale sur les visages renforçant incroyablement les attitudes ou réactions des acteurs. La direction de la photographie est donc particulièrement expressive sur ce film.


Avec peu de moyens mais beaucoup d’investissement humain, « Le souper » est un extraordinaire film à lecture multiple. On peut y voir un remarquable duel d’acteurs, un film historique (plus radical que n’importe quel manuel scolaire) ou bien alors politique (pas si éloigné de notre époque à qui sait replacer les pions). Le mieux est de le ressentir comme les trois à la fois. Et comme le disait très justement Talleyrand: « "L'oeuvre d'art n'est pas le reflet, l'image du monde ; mais elle est à l'image du monde ».


Musique du film de Vladimir Cosma :
https://www.youtube.com/watch?v=QPFXdzZE0ys&index=1&list=PLDmdF1ma6cZrWZdz5bWfnUHhMuB04zbKg
https://www.youtube.com/watch?v=O5d5G22BhUU&index=4&list=PLDmdF1ma6cZrWZdz5bWfnUHhMuB04zbKg
https://www.youtube.com/watch?v=3uOz8F5cRew&list=PLDmdF1ma6cZrWZdz5bWfnUHhMuB04zbKg&index=9
https://www.youtube.com/watch?v=CK2tR8Aidb4&list=PLDmdF1ma6cZrWZdz5bWfnUHhMuB04zbKg&index=10

Fritz_Langueur
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le 2 oct. 2017

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