Un soir dans Paris sous l’occupation de la coalition étrangère ; un souper entre le chef de la diplomatie, Talleyrand, tordu éthéré et boiteux, et le chef de la police, Fouché, vieux renard impulsif et impitoyable ; et une discussion dans laquelle se joue l’avenir de la France.


Le Souper n'est pas un film académique et chiant, contrairement à ce que ce résumé peut laisser présager.
Par contre, c'est un film génial.
Soyons bien clair : pas pour sa réalisation, qui, si elle est assez efficace pour ne pas ennuyer le spectateur devant un film qui se déroule quasi-intégralement dans une salle à manger, ne se permet pas des audaces folles - quoique, y a quelques plans franchement sympa, et l'ambiance de plus en plus oppressante et délétère est bien posée. Nan, c'est pour son histoire, et ses thèmes.


Son scénario se paie le luxe d’être incroyablement riche et complexe, et ce à de multiples niveaux. Historiquement, c’est un vrai régal pour celui qui s’intéresse à la période, ne serait-ce qu’à travers la peinture des personnages et les vannes qu'ils s'envoient sur leurs exactions réciproques (et grands dieux, quelles vannes !). Après, certes, vaut quand même mieux avoir quelques bases si on ne veut pas se retrouver perdu, le film ne se perdant pas franchement en exposition ; je ne saurais que trop recommander la lecture de la biographie de Fouché par Stefan Zweig, absolument géniale. Mais surtout, derrière le contexte historique, derrière même la formidable étude de personnages, c’est surtout la fin d’une époque qui se ressent.


Parce qu’au fond, derrière les fastes, le cognac, les gâteaux, tout ce jeu politique est d’une inénarrable vacuité. Taraudés par un ennui profond ou un désir d’oublier leur condition d’infirme méprisé ou de fonctionnaire parvenu, Talleyrand et Fouché se jettent à corps perdu dans une mécanique qui finira, et ils le savent pertinemment, par les broyer. Ils font et défont des empires, plaisantent mais lorsqu’ils trinquent, c’est au néant. Néant dans lequel tout un siècle s’enfonce, pour laisser place à l’idéal bourgeois et autoritaire de Fouché. Et ce qui est magique, c’est que ces thèmes graves et profonds sont évoqués dans une impressionnante légèreté de façade, avec saillies truculentes et asperges en petit pois, le tout enveloppé d’une musique classique ma fois tout à fais charmante. D’où un double effet Kiss Cool qui fait tout le charme du film. Parce que c'est un film charmant, malgré tout, et un film focalisé sur l'humain, sur les souffrances et les doutes et les interrogations de ceux qui sont peut-être plus qu'hommes, les hommes politiques.


Y a vraiment quelque chose de terriblement moderne, et de terriblement puissant dans ce film, et dans la peinture qu'il fait de la politique. Des hommes qui au fond, qu'ils soient issus de l'Ancien Régime ou qu'ils annoncent les époques à venir, sont abjects, méprisables, sans aucun principe, honneur ou décence - mais qui, involontairement peut-être, se retrouvent être les réceptacles, les agents, les catalyseurs de l'Histoire en marche. Ils se retrouvent à un point crucial, à un moment de basculement où il semble que la trame entière de la civilisation peut se détruire, pendant une nuit d'orage silencieuse, et c'est à eux de rétablir l'ordre, de recoudre les choses : même si le raccommodage est mal fait, il est fait, et cette nuit qui semble sans fin peut s'achever pour laisser place à une nouvelle aube. Les passions les plus basses finissent par aboutir à une synthèse acceptable, et le film de proposer une double interrogation : est-ce que la France (et, vraiment, n'importe quel pays) n'a pas été construite par "le vice appuyé sur le bras du crime" ? et est-ce un état de fait acceptable ?
Il n'y a pas de réponses, bien sûr. Ce n'est ni un film anarchiste, ni un film réactionnaire. Mais c'est un film clairvoyant, et peut-être même visionnaire.
Et un chef-d’œuvre, aussi.

EustaciusBingley
10

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le 7 août 2013

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