À bien des égards, Le poirier sauvage peut s'apparenter à une simple redite du dernier succès de son auteur, Winter Sleep. On retrouve, en effet, une fresque familiale étirée sur plus de trois heures de péloche, une profusion de dialogues purement maïeutiques, ou encore une question identitaire qui se porte sur un personnage central à la misanthropie bien trop revendiquée pour être honnête. Seulement, là où Winter Sleep tentait de comprendre le présent en sondant le passé, Le poirier sauvage s'intéresse plutôt à l'avenir, à la construction mentale d'une jeune pousse qui se nomme Sinan. La narration évolue alors, et épouse la forme de l'arbre aux ramifications multiples, chaque branche prise par Sinan étant l'occasion pour lui de s'émanciper et de s'élever vers le ciel, sans pouvoir toutefois rompre avec le tronc et ses racines... Ceylan célèbre, certes une nouvelle fois, la parole comme condition sine qua non à la prise de conscience. Mais cette fois-ci sa mise en scène évolue, se veut moins rigide et plus surprenante, privilégiant le mouvement, la mobilité, et les échappées sauvages, qu'elles soient d'ordre dramatique, humoristique, plastique ou onirique. « le plus beau, c'est d'être en proie aux ruptures », nous dit-on. De ces ruptures, en tout cas, naissent un film à la beauté singulière, un portrait vivant, jamais figé, à la profondeur insoupçonnée.


Insoupçonnée car Ceylan, comme il a pu le faire avec Winter Sleep, s'amuse à jouer avec les clichés et les attentes de son spectateur. On pense facilement avoir compris qui est le dénommé Sinan, en distinguant en lui les traits classiques du fils immature ou encore ceux du jeune lettré romantique. On croit voir en lui une évidence, une enveloppe lisse, un stéréotype dessiné à gros traits, avant que les indices contradictoires ne viennent brouiller nos a priori : il se déclare misanthrope, réduisant les autres à des « ploucs » et son père à un « bon à rien », espérant entrer dans la police afin de « casser du gauchiste »... mais, en même temps, il cherche à être utile en allant vers l'autre, en voulant être l'instituteur qui transmet le savoir ou l'homme de plume qui écrit une histoire à visage humaine. Notre erreur, c'est d'avoir cru que Le poirier sauvage, le livre écrit par Sinan, était un roman achevé, une œuvre aboutie, alors qu'il ressemble plutôt au journal intime d'un jeune homme qui s'écrit de page en page.


Ses ambitions, Ceylan nous les fait comprendre immédiatement à travers une séquence introductive d'une rare élégance : on aperçoit la silhouette de Sinan à travers une vitre, sur laquelle se reflète la mer, l'immensité d'un monde dont il ne peut percevoir les contours. Immobile, figé, vivant dans le confort ouaté d'une bulle qui le tient à l'écart du réel, il semble alors être submergé par les doutes, les craintes et la mélancolie. Sa mise en mouvement va ainsi correspondre à un désir de « briser » la vitre et de se confronter enfin à cette vie qu'il pense connaître et dont il ne sait rien.


Rompus que nous sommes au récit initiatique, on devine les grandes lignes de cet apprentissage de la vie, où le cheminement de l'esprit s'exprime à travers les déambulations, et où le savoir s'acquière au gré des rencontres. Seulement Ceylan, peu enclin à se borner au conventionnel, ne s’arrête pas là et donne à son film une vraie dimension réflexive : pour le spectateur, il s'agira d'arpenter lui-même les chemins de la pensée afin de comprendre qui est Sinan, pendant que celui-ci se cherche à l'écran. Toute la force du film réside là, dans cette invitation qui nous est faite à lire l'homme à travers les images, à deviner les tourments d'une patrie à travers ceux de ses enfants. Car derrière le portrait qui nous est fait du personnage, s'esquisse bien sûr celui d'un pays dont les nombreux tourments s'égrènent au fil des paroles ou des images : inégalités sociales (villes/ campagnes...), poids des traditions (mariages arrangés...), dérive autoritaire, etc.


Si dans Winter Sleep notre attention était attirée par une pierre jetée sur un pare-brise, ici c'est un livre qui nous envoie à la figure les maux du personnage : Sinan écrit Le poirier sauvage de la même manière qu'il entre en relation avec autrui, en adoptant la posture du donneur de leçons, du juge tout-puissant, du petit malin qui pense avoir toujours le dernier mot. À travers ce livre, transparaît l'immaturité d'une jeunesse qui fait de sa petite vérité une donnée universelle. Toute la subtilité de Ceylan sera de nous le faire comprendre à travers le périple accompli par Sinan en vue de faire publier son livre, qualifié non sans ironie de « méta roman auto-fictif décalé » : il tape de porte en porte pour solliciter un financement, mais il reste sourd aux conseils prodigués. Ainsi, à l'instar d'une société de plus en plus matérialiste et dogmatique, il reste fermé sur ses préjugés et n'accorde de valeur qu'aux espèces sonnantes et trébuchantes.


La valeur de la vie, de l'existence ou du monde, les valeurs humaines, spirituelles ou telluriques, voilà ce que le maître Ceylan cherche à illustrer en confrontant son personnage aux autres et au monde qui l'entoure. Sinan, celui qui s'imagine philosophe ou instituteur, comprend brutalement qu'il ne sait rien, ou si peu, et qu'il n'est jamais que l'élève parcourant la grande école de la vie. L'éveil de sa conscience, subtilement, apparaît progressivement à l'écran grâce à un formalisme aussi exigeant qu'élégant : le travail pictural, le jeu sur les couleurs ou les lumières, souligne joliment l'état du personnage ; de même, le recours judicieux à la musique et aux ellipses narratives (passage des saisons) permettent d'exprimer subtilement son évolution au cours du récit ; quant aux passages oniriques, certes parfois un peu faciles (la corde rappelant celle du pendu), ils permettent de clarifier avec poésie le propos du film (le cheval de Troie et la statue évoquant la dimension factice et piégeuse des apparences ; les fourmis reliant symboliquement le père, l'enfant et la terre...).


Mais comme souvent chez Ceylan, c'est à travers le mot et la parole que l'être se révèle. Les nombreuses déambulations de Sinan seront l'occasion pour lui de multiplier les rencontres, d'échanger avec des individus qui sont autant de visages de la Turquie, avant de revoir sa position et d'évoluer sur des sujets fondamentaux comme la religion, la politique ou l'amour. Avec Le poirier sauvage, Ceylan s'affirme une nouvelle fois comme l'héritier de Bergman en évoquant avec tact l'identité collective à travers celle de son personnage. Malgré tout, il ne retrouve pas la maîtrise qui fut la sienne lors de ses précédents films, se sentant parfois obligé d'étirer ses séquences au risque de devenir inutilement insistant (l'échange avec les imams) ou explicatif (le témoignage de la mère).


C'est d'autant plus regrettable que Ceylan parvient, par fulgurances, à charger d'éloquence ses images, transformant le visage de Sinan en livre ouvert sur lequel s'inscrivent ses tourments (coups, morsures, fatigue...) ou encore, en faisant d'un baiser volé, et d'une brise de vent dans les cheveux d'une femme, un instant aussi poétique que politique. Mais c'est surtout en concentrant son attention sur la relation père-fils que le film fait preuve d'une grande sensibilité, en offrant à un père décrié le statut privilégié de premier lecteur, et à un fils perdu la possibilité de se retrouver au cœur d'un sillon familial dont le devenir reste à écrire.

Procol-Harum
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le 15 mars 2022

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