Il est un fruit qui semble épouser les formes de l’existence : la Poire Sauvage et sa sublime imperfection. Difforme, âpre et dure, elle se cueille ainsi, pour devenir confiture, et libérer ses saveurs, son récit. La croquer, la goûter, c’est un peu comme approcher le Cinéma de Nuri Bilge Ceylan, nourri aux souvenirs, à la grâce des mots et à la spontanéité : un cinéma d’évidences dans l’approximation, d’exceptions dans les irrégularités, de questionnements en logorrhée et de recherche de saveurs perdues.


Des premières neiges aux feuillages caressés par le vent, Ceylan manipule le temps, le scelle pour mieux en faire mûrir le fruit, cette création pleine de langueur, mon-automne, et de résignation, où les cœurs s’ennuient, et s’emplissent de peines. Le Poirier Sauvage est une œuvre fantomatique où le verbe règne sur un temps qui vacille. Le vertige nous gagne, les mots bourgeonnent et chutent comme autant de feuilles sur l’arbre de la Vie.


Chaque scène est habitée par cette quête de la vérité, dans un tourbillon de rencontres d’éloquence et d’échanges étonnants. Sinan doute, bavarde dans le néant, et se confronte aux débats de son époque et de tout temps. Ceylan y questionne à travers l’égarement de son personnage, la religion, la création, l'écriture, l’identité collective, les traditions, l'argent, etc. Comme pour chercher un sens à la vie, cette chienne de vie, où le temps s'épuise comme un chien s'enfuit.


Son geste se morcelle en décors, et les interrogations deviennent des lieux, semblables à un découpage du souvenir : dans les pierres rurales et l’arborescence du passé, Sinan découvre, trébuche, se rappelle, cherche querelle et se perd dans l’évocation de ce réel délaissé. A l’image de cette scène ombragée, d’une jeune fille tout juste sortie d’un songe ; à la faveur de l’automne, là où revient la douce mélancolie des âmes esseulées, et des amours recalés.


L’échange tourne au sublime, alors que la beauté s’immisce dans le dévoilement saisonnier. Arborescence pour un amour impossible ? Car le bonheur n’est qu’éphémère quand le poids des traditions asphyxie la pureté des émotions. Une communion avec son passé, le temps d'un baiser sous un arbre, ou de ces Week-ends à la campagne.


Le Poirier Sauvage invite à la confrontation, des Images en plan large et des mots inaccessibles. Paradoxal, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un personnage-auteur qui ne comprend pas le monde qui l’entoure : l’incompréhension se mêle à ses déplacements, et Sinan n’accède jamais à ce dévoilement. Le Poirier Sauvage figure l’errance dans la vie comme l'on écrit un roman : des maux comme liant, des fulgurances dans la formule, des personnages blessés et tourmentés, des divagations existentielles. Un réel d’impasses qui ne guérit qu’au moment de l’épilogue (ou pas), de dédicaces maternelles en silences de pendu.


Puisqu’il n’y a aucune échappatoire : les puits se creusent sans eau, les romans s'écrivent sans lecteurs, les mariages se font sans amour. Mais au final, l'espoir semble s'immiscer pour un père et son fils, relation qui permet à la sensibilité de percer la froideur générale de l’œuvre : quelques paroles finales, simples, et un morceau de journal plié dans un portefeuille, suffisent pour révéler le cœur derrière l’apparence. La satisfaction d’avoir un lecteur, et creuser toujours plus profond jusqu'à ce que jaillisse l'amour.


Car Le Poirier Sauvage est un film sur l’importance du regard (celui du cinéaste, de Sinan, ou du nôtre). Il y est maintes fois question de ces Images impossibles à capturer, notamment pour l’auteur et son livre éponyme : écrire pour capter l'insaisissable, à condition qu'on le voit. Les plans se nimbent alors de ces visions poétiques, de cette avalanche de symboles, et de cette nature sublimée par une photographie renversante. Il est d’ailleurs dommage de constater que Ceylan ait privilégié la parole de ses comédiens plutôt que celle de ses Images.


Les opinions s’entrechoquent tout au long de l’œuvre de Ceylan : qu’il s’agisse de débats entre Imams ou d’altercations littéraires, celles-ci sont voués à chaque fois à la rupture, et n’aboutissent presque jamais à un consensus ou à un règlement. Tout comme la beauté qui se rompt sous l’étirement des conversations, et le foisonnement des idées. Puisque la démesure s’appose sur le film de Ceylan, et à pareille logorrhée, son geste agace plus qu’il ne bouleverse ou passionne. Les longueurs s'accumulent comme une vie d'errance, de vacuité et de néant. Modeste de critique, écriture d'artifices, ma compréhension s’égare, quelque part, dans les égarements de ce Poirier Sauvage, et de son fruit aussi goûteux qu’un somnifère parfumé à la philosophie.


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le 17 sept. 2018

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