"* Un visage dans une lumière rouge... *


*- Pourquoi ne rentres-tu pas maintenant au village ? *


*- Je ne veux pas... J’ai honte. *


*- Personne ne sait ton histoire. Si tu veux, je t’aiderai... Retourne au village. *


*- Non. J’ai honte. Personne ne sait ce que je fais ici à Phnom Penh. Mais moi je le *


*sais. * "


Elles seraient 30 000 à s'adonner à la prostitution par dépit, par désespoir, pour sauver un parent de la misère... 30 000 sur une population de 15 millions d'habitants, voilà un chiffre qui donne une idée précise du désastre. D'ailleurs, à ce titre, les chiffres ne manquent pas : statistiques en tous genres et rapports d'ONG sont là pour quantifier le malheur, révélant froidement l'état déplorable d'un pays en proie à l'exclusion, au sida ou au trafic d'êtres humains. Face à ce constat, Rithy Panh prend la caméra afin de nous rappeler l'évidence que l'on oublie parfois, à savoir que derrière ces chiffres anonymes se cachent des êtres vivants et du désespoir : Môm, Mab, Sinourn ou encore Da, voilà autant de noms, de visages ou de sensibilités qui sont enfin mis à l'honneur, regardés et surtout écoutés.


Avec un tel sujet, le documentaire pourrait facilement surfer sur le sensationnel et se contenter d'en exhiber les clichés : ruelles sordides, racolages, clients, maquereaux, drogues, corps tuméfiés... Mais* Le Papier ne peut pas envelopper la braise* déjoue habilement toutes ces attentes et se montre, de ce fait, beaucoup plus passionnant ! En effet, au lieu de filmer le milieu de la nuit et ses lieux-communs, ses bas-fonds et son commerce d'êtres humains, Rithy Panh nous surprend en observant l'envers du décor : la douce clarté du jour annonce l'accalmie avant l'enfer nocturne, le Building Blanc et ses murs décrépis suggèrent une pseudo intégration sociale, le modeste deux-pièces dans lequel vivent les âmes égarées devient le refuge d'une communauté, un lieux de vie où les visages s'animent et où les corps ne sont plus objets... Rithy Panh, avec un talent certain, façonne un univers ouaté, un cocon doucereux, propice à l'apaisement des braises ou à l'émergence des confidences.


Avec patience et méthode, il se fond dans le décor, partage le quotidien de ces femmes des mois durant, n'intervient ni ne pose de questions, apprivoise lentement leur regard afin de mieux leur confier la parole. Pour ce faire, sans voyeurisme aucun, il les filme dans une vie faussement banale ou ordinaire, avec repas, ménage ou enfant, montrant l'image d'un corps, certes meurtri mais vivant malgré tout, arborant des étoffes colorées ou délivrant des gestes gracieux. Les images sont alors éloquentes et se passent de commentaires : ces corps, monnayés sur le trottoir, crient enfin leur féminité ; ces visages, fardés durant la nuit, deviennent soudainement authentiques, expressifs, humains. Les images se suffisent à elles-mêmes en effet, elles nous montrent ce que les yeux ne voient plus et ce que les statistiques ignorent, à savoir que ces putains sont des êtres pouvant souffrir (coups, drogues, MST, avortements multiples...), aimer (cette mère qui cherche son enfant dans le reflet du miroir), s'émerveiller (les murs qui se couvrent de baisers), ou construire (investissement quotidien). L'individu se reconstitue alors sous nos yeux, sa dignité également.


Et pour leur rendre toute leur humanité, Rithy Panh leur offre toute son attention et écoute leur parole. C'est sans doute à ce niveau que le documentaire perd quelque peu en objectivité puisqu'on y décèle un soupçon de mise en scène (ces monologues qui semblent répétés, ces poupées qui tombent dans les mains du rabatteur). Mais qu'importe au fond ce stratagème, le plus important étant les moments de vérité qui en découlent. Et ceux-ci sont nombreux, on pense ainsi à ce choix de ne montrer que les prostituées (la maquerelle est réduite à une voix, le rabatteur est isolé géographiquement) afin de mieux les mettre en valeur, ou encore au recourt aux éléments propres à l'enfance (dessin, découpage, poupée...) pour faciliter l'éclosion de la parole. Celle-ci sera bien souvent dure, cruelle et désillusionnée, avec l'emploi d'expressions lourdes de sens comme "la chair et le sang donnés aux tigres" pour qualifier leur condition ou encore "la poule n’est jamais au-dessous de l’œuf" pour évoquer l'exploitation faite par la maquerelle.


Mais ce qui frappe surtout c'est ce regard froid et lucide qu'elles portent aussi bien sur leur condition que sur l'état de la société dans laquelle elles vivent. Elles analysent les mécanismes économiques et sociaux d'exploitation dont elles sont victimes, pointant du doigt le cercle vicieux de l'endettement, du rejet et de la violence. Mais Rithy Panh va plus loin et se sert de l'univers de l'enfance afin de mieux évoquer le passé, de ces filles certes, mais également celui de tout un pays.


C'est sans doute à travers l'exemple de Da que Le Papier ne peut pas envelopper la braise prend tout son sens : on découvre une femme dont l'enfance fut passé dans les camps khmers, nous rappelant, au détour de quelques dessins, le destin de ce pays martyr brisé lui aussi par la violence. Les mots alors se gorgent de sens avec ce parallèle qui est fait entre histoire individuelle, familiale et collective. Sans cette guerre, sans cette malédiction tenace, l'avenir aurait pu être tout autre pour celles qui aujourd'hui sont reléguées sur les trottoirs : " *S'il n'y avait pas eu les Khmers et la guerre, je ne serais pas devenue une putain *" avouera Da. Une manière de nous dire que la situation sociale actuelle trouve bien son origine dans l'histoire récente du pays.


Si en redonnant toute son importance au corps de ces femmes, en écoutant leur souffrance et leur histoire, Rithy Panh tend à restituer leur estime ou leur dignité, il se sert également de leur expérience pour questionner la pérennité de certaines valeurs (solidarité, entraide, justice) tout en interrogeant une société qui voit les plus faibles des siens se faire continuellement brutaliser : la condition de ces prostituées renvoyant avec force à celle de la génération précédente qui a connu les camps khmers. En s'intéressant au destin de ces femmes, Rithy Panh invite tout un pays à panser les plaies de son histoire.


(8.5)

Procol-Harum
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le 6 août 2022

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Procol Harum

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