Troisième film de la franchise James Bond à mettre en scène Pierce Brosnan dans le rôle du célèbre agent, Le Monde ne suffit pas découle d’une idée initiale finalement abandonnée. À l’origine, James Bond devait y découvrir avoir un fils issue d’une de ses très nombreuses liaisons et ce dernier s’avérait être son adversaire (l’idée sera reprise dans Bad boys for life, rien ne se perd, tout se recycle…). Le pitch, pourtant intéressant et apprécié par les Broccoli, déplu à la MGM qui préféra jouer la sécurité en misant sur une intrigue plus « classique ». Ne restera de cette intrigue avortée que le titre, « Le monde ne suffit pas » étant en effet la devise de la famille Bond, information révélée dans le mésestimé Au service secret de sa majesté (et précisée à nouveau par Bond lui-même au détour d’une réplique de ce 19ème opus).


Au scénario, le binôme Neal Purvis/Robert Wade (ils scénariseront plus tard les Bond avec Daniel Craig ainsi que le premier Johnny English) mise donc sur une intrigue moins audacieuse mais n’en garde pas moins le motif de la vengeance comme principal moteur narratif. Suite à l’assassinat du magnat pétrolier Sir Robert King, James Bond est chargé par M de protéger sa fille, Elektra King, du terroriste Victor Zokas dit « Renard », instigateur de l’assassinat et qui avait déjà kidnappé la jeune femme quelques années auparavant. Convaincu que Zokas prépare un attentat de grande ampleur, Bond tente de le mettre hors d’état de nuire et découvre contre toute attente que les apparences sont parfois trompeuses et que les femmes ne sont pas toutes de fragiles créatures ayant besoin qu’on les sauve, Zokas s’avérant en fait être dévoué à la cause de son ancienne otage, Elektra.


Tordant le cou au sempiternel archétype du "vilain" masculin par essence, Le Monde ne suffit pas nous offre enfin une femme pour principale antagoniste. L’occasion pour les scénaristes de confronter Bond à son syndrome du sauveur tout en lui accolant, quota oblige, une James Bond girl tout ce qui a de plus dispensable en la personne de la scientifique Christmas Jones incarnée par Denise Richards, tout juste rescapée de Starship Troopers. Sophie Marceau se taille donc la part de la lionne dans ce petit jeu du syndrome de Stockholm inversé, qui a le mérite d’imposer une actrice hors du carcan sexiste de la banale potiche et faire-valoir. L’idée est excellente, d’autant plus que le film poussera l’audace jusqu’à cligner de l’œil (une nouvelle fois) au film Au service secret de sa majesté, Elektra King révélant s’être mutilé le lobe de l’oreille comme l’avait fait Blofeld dans le film de 1969 réalisé par Peter Hunt. Mais Marceau, aussi belle et talentueuse soit-elle, rend parfois son personnage plus agaçant que redoutable, preuve en est son ultime scène où, s’enfuyant dans des escaliers, elle ne cesse de ricaner et de mettre Bond au défi.


Tout entier dévoué à la cause de la femme fatale dont il est amoureux, Victor Zokas, campé par le génial Robert Carlyle, perd hélas un peu en présence et en machiavélisme ce qu’Elektra King y gagne. Dommage car, avec ce personnage de terroriste fou amoureux, le film tenait ce qui aurait pu devenir un "vilain" parmi les mieux développés de la saga. Ayant survécu à une exécution (par l’agent 009), Zokas se voit ainsi condamné à court terme par la balle qui, chaque jour, s’enfonce un peu plus dans son cerveau. Privé de ses sens, ne ressentant plus la douleur et n’ayant pas peur de la mort, déterminé à servir les desseins de la femme qu’il aime jusqu’à se sacrifier pour elle, Zokas se détournait parfaitement des attentes des spectateurs de l’époque et inversait la mécanique misogyne propre aux méchants des deux précédents opus. Christopher Nolan s’en rappellera puisqu’il en pompera complètement l’idée pour la relation liant Bane à Talia Al Ghul dans son The Dark Knight Rises : un chef de guerre charismatique se révélant être le pion consentant d’une vengeance ourdie par la femme qu’il aime de façon totalement inconditionnelle.


Outre ses réparties parfois douteuses (« J’ai toujours voulu me faire Noël en Turquie… »), le personnage de Bond, lui, n’est pas en reste puisqu’il semble poursuivre une trajectoire entamée dans le Permis de tuer de John Glen (où Bond démissionnait pour se transformer en vengeur) et poursuivi par GoldenEye (où Bond affrontait et supprimait son égal) et Demain ne meurt jamais (où Bond assassinait de sang-froid deux méchants désarmés). À savoir que, plus qu’un espion, l’agent 007 est surtout un assassin, chargé ici de terminer le boulot de 009 en supprimant pour de bon le terroriste Renard. Le script appuiera cet aspect dans deux des meilleures séquences du film, la première voyant Bond s’apprêter à exécuter Zokas (même s’il « répugne à tuer un homme désarmé ») et donnant lieu à un beau dialogue, la seconde voyant Elektra le mettre au défi de la tuer, persuadée qu’il est incapable d’exécuter une femme qu’il a aimé.


S’éloignant de l’esthétique chic et colorée de Demain ne meurt jamais pour revenir à la dimension plus sobre et sombre de GoldenEye, Le Monde ne suffit pas bénéficie du savoir-faire du cinéaste Michael Apted (Gorilles dans la brume, Cœur de tonnerre), lequel confère à son film une dimension aussi tragique qu’ambigüe, et plonge son héros dans un triangle amoureux pervers : l’impuissant Zokas semble tellement aimer Elektra qu’il sous-entend qu’il l’a laissé coucher avec Bond par amour. À sa mort, Zokas laisse même transparaitre dans son regard une certaine reconnaissance envers Bond, un sourire de connivence aux lèvres, lorsque ce dernier lui dit : « Elle t’attend ». Las, si le film bénéficie d’une profondeur psychologique plus complexe, le cinéaste se voit aussi crouler sous le cahier des charges (scènes de poursuites, gadgets à foison, humour parfois graveleux) et échoue quelque peu à imposer un morceau de bravoure vraiment mémorable, hormis sa poursuite d’ouverture et celle à skis, la séquence de l’hélicoptère à scies circulaires, quelque peu ridicule en soit, faisant pâle figure avec les scènes autrement plus spectaculaires du tank et de la poursuite en moto qui étaient au centre des deux précédents opus.


Dernier film de la franchise à être sorti avant l’an 2000, opus ambitieux qui osait enfin repenser la place de la figure féminine au sein de la mécanique figée de la saga (en ce sens, Casino Royale irait encore plus loin), Le Monde ne suffit pas aurait pu être un grand Bond s’il avait bénéficié d’un meilleur développement de ses "méchants" et de scènes d’action plus spectaculaires. La petite touche d’humour apportée par John Cleese (comique préféré de Brosnan) sera bienvenue, tout comme l’idée de resserrer les liens entre Bond et sa patronne M, bien avant Skyfall. Mais en l’état, ce dix-neuvième opus s’avère en-deçà de la qualité globale des deux précédents. Il reste néanmoins bien meilleur que l’abomination esthétique et scénaristique qui lui succédera et qui foutra en l’air toute la finalité de l’ère Brosnan.

Buddy_Noone
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le 9 sept. 2023

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