La satire sociale à son sommet : riches, pauvres, jeunes, vieux, bourgeois, religieux, prolétaire ou encore militaire, personne n'échappe au regard inquisiteur de Luis Buñuel, personne ne sort indemne du jeu de massacre orchestré par le maître du surréalisme !


Premier film français, adaptation de l'œuvre éponyme d'Octave Mirbeau et surtout première collaboration avec Jean-Claude Carrière, Le Journal d’une femme de chambre est souvent présenté comme étant le film le plus accessible du cinéaste, car peu opaque ou étrange. Même sa mise en scène, bien souvent déroutante, semble avoir fait vœux de retenue : sobriété des images, discrétion des mouvements de caméra, absence de musique ou d'onirisme (contrairement, par exemple, à Belle de jour), tout est fait pour ne pas distraire l'attention du spectateur, tout est mis en œuvre pour qu'il ne détourne pas le regard de cette peinture sociale qui lui est présentée. C'est le principe de mise en immersion qui est privilégié, favorisé par la place prépondérante accordée au gros plan et au plan moyen : on est avec les personnages, dans leur milieu, dans leur noirceur. Plus qu'une simple étude de mœurs, c'est bien un voyage au bout de la nuit qui nous est proposé, une plongée sans retour dans les abîmes putrides qui habitent le genre humain : haine, racisme, xénophobie, perversion sexuelle, meurtre...


Cette impression de voyage vers un de point de non-retour (moral, éthique), de progression vers des entrailles ténébreuses, est suggérée par ce travelling introductif qui suit un train s'enfonçant dans la campagne normande, dans les profondeurs du pays, dans un univers sous-jacent où le mal est prêt à être libéré. Celui-ci, d'ailleurs, explosera au grand jour à la fin du récit, en prenant la forme d'un éclair traversant le ciel, annonçant la venue de l'innommable : la guerre, et la monstruosité humaine. En prenant pour cadre la France des années 30, contrairement au livre qui situe l'histoire à la fin du XIXe, Buñuel réalise une allégorie des plus subtiles d'un pays qui va collaborer avec le nazisme, d'une humanité qui oublie ses grands airs pour hurler sa bêtise crasse et sa haine féroce.


Mais avant d'en arriver là, il faut que notre œil puisse distinguer la présence de ce mal, sourd et sournois, qui suinte discrètement de la peau de l'Homme et des strates sociales. Il faut percevoir la noirceur humaine derrière le vernis civilisé, la reconnaître pour éventuellement la combattre. Ce sera l'objet d'une première partie au cours de laquelle nous allons suivre Célestine, notre guide issue de la ville lumière, celle qui est étrangère au monde obscur et qui va traverser le miroir vers le pays désenchanté : celui de la France profonde où mijotent en secret le pire de l'Homme et les désirs inavoués (ou inavouables). Un pays symbolisé par le Prieuré, ce vaste domaine provincial où vivent, dans la même infamie, France d'en haut et France d'en bas, l'élitocratie et la plèbe. La lutte des classes, même si elle est perceptible, est rapidement reléguée en toile de fond d'un récit qui décrit avant tout le subconscient collectif d'une nation, afin de nous montrer que le « mal » est une donnée universellement partagée par les Hommes. Un propos que Buñuel résume en plaçant dans la bouche de Célestine les mots de Huysmans : « Il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que les classes domestiquées sont dignes d’être soulagées ou plaintes… ».


Sans être ostensiblement surréaliste, Le Journal d’une femme de chambre parvient néanmoins à impressionner l'imaginaire du spectateur en composant un univers éminemment suggestif, traduisant malicieusement l'idée d'un monde décati, figé, sclérosé, replié sur lui-même. On s'en rend compte notamment avec la bâtisse bourgeoise du Prieuré, où chaque élément du décor (pièces exiguës, couloirs sinueux, portes cadenassées...) sera l'expression de l'esprit tourmenté de ses occupants. Le principe en lui-même n'est pas original puisqu'on le croise dans de nombreux films (comme l'excellent Les poings dans les poches, tourné à la même époque), mais force est de constater que Buñuel l'exploite admirablement.


Il faut dire que la façon avec laquelle il dispose et fait interagir ses personnages dans ces espaces ne fait que renforcer un peu plus cette impression de monde cloisonné. En effet, chaque personnage, quel que soit son statut ou son rang, nous apparaîtra comme prisonnier d'un lieu, comme renfermé sur lui-même et ses secrets (les domestiques dans les parties basses, M. Rabour dans son bureau, etc.). De plus, entre eux, les échanges sont pauvres, voire inexistants, puisqu'ils ne se croisent pratiquement jamais dans un même plan, tout comme ils ne s'adressent pratiquement jamais la parole directement (on parle à travers une porte, on hurle à travers un mur, on utilise une sonnette, etc.). La vie qui s'organise semble fausse, les rapports sociaux ou familiaux sonnent faux, comme ces activités que l'on pratique machinalement (les parties de chasse, les rituels du soir, etc.), comme ces phrases creuses que l'on répète inlassablement (« la chasse, c’est la chasse », « j’aime qu’on s’amuse »...). La vérité, seule Célestine pourra y accéder, et nous à travers elle.


Sa beauté et sa fraîcheur détonnent fortement avec l'univers défraîchi du Prieuré, et, de ce fait, lui donnent accès au secret des dieux, ou tout du moins au secret peu reluisant des hommes... En plaisant à ces messieurs, de toutes conditions, elle peut naviguer à sa guise entre toutes les pièces, ou presque, pousser pratiquement toutes les portes, ouvrir bon nombre de cadenas, notamment celui de la boîte de Pandore : l'homme « rare et exquis », M. Rabour, s'avère être un fétichiste ; le soi-disant Don Juan, M. Monteil, un obsédé sexuel notoire ; l'homme de confiance, Joseph, un obscur extrémiste... si les traits peuvent paraître forcés, la caricature est fort heureusement évitée grâce à une interprétation particulièrement fine des différents acteurs (Jeanne Moreau, superbement ambiguë, dans un rôle proche de celui qu'elle tiendra dans Mademoiselle de Richardson ; mais aussi Michel Piccoli, magnifique en séducteur pathétique). On appréciera également la verve sarcastique d'un cinéaste qui n'épargne personne, épinglant une bourgeoisie arc-boutée sur ses privilèges démodés, des religieux bien plus matérialistes que spirituels, ou encore une populace pétrie de rancœurs et de jalousie. L'exercice a beau être à charge, il n'en demeure pas moins délectable grâce à l'humour et l'ironie dont parvient à faire preuve Buñuel.


Seulement, si notre homme excelle dans l'art de la satire sociale, il n'en oublie pas pour autant ses fondamentaux surréalistes. On s'en rend compte notamment à la fin de la première partie, lorsqu'il relie malicieusement la mort de M. Rabour, enfermé avec ses fantasmes dans sa chambre, avec celle de la petite Claire, assassinée et violée en pleine forêt. Cette fois-ci, le film ne s'attarde plus seulement sur le réel, mais le bouscule, le transcende, pour prendre une dimension finement symbolique : le mal, contenu jusqu'alors dans l'espace confiné de la maison, surgit soudainement au grand jour et vient ébranler le monde : l'innocence vient d'être tuée, la nature humaine vient d'être souillée. Ce qui intéresse Buñuel, c'est de représenter à l'écran le contenue de la « boîte de Pandore », c'est-à-dire la pensée rancie nourrie par l'être humain et qui prend l'accent de la haine : antisémitisme, fascisme...


Symboliquement, alors, Buñuel place sur un même plan d'égalité la France d'en haut et la France d'en bas, à travers les personnages de Madame Monteil et de Joseph. Ce dernier, d'ailleurs, ne cache pas son penchant extrémiste et crache à tout va sa haine à l'égard des métèques ou des juifs. Toutefois, son comportement sadique et cruel va prendre une dimension éminemment symbolique à travers la mise en scène de Buñuel, notamment lors de la scène du repas où il va prendre la tête de la petite Claire entre ses mains : elle va se voir dans ses yeux, la mort se devine alors dans ses pensées. Il compte faire à l'innocence ce qu'il a fait à l'oie juste avant : la tuer avec plaisir : « Faut qu’elle souffre… et puis j’aime bien ça, moi ».


Mais ce mécanisme de pensée n'est pas l'apanage des petites gens, puisqu'il est partagé également par l'élite, comme Madame Monteil. Seulement chez « ces gens-là », on exprime moins ouvertement les choses, tout se devine à demi-mot. C'est donc assez subtilement que Buñuel tisse des liens entre la maîtresse de maison et son sous-fifre : on la présente comme le dictateur des lieux ; on insiste sur le fait que Joseph à la confiance de Madame ; on les entend employer le même vocabulaire concernant « l'ordre » et « la pureté », on devine alors une même pensée sous-jacente. De plus, Buñuel ne se prive pas de tourner une scène étrange, qui arrive de façon « surréaliste » dans le récit, lorsque Madame se livre à une expérience de chimie, dans la seule pièce où Célestine n'a pas accès. Une séquence qui pourrait sembler anodine si elle ne précédait pas l'arrivée de la mort dans l'histoire ! On peut alors la lire de façon symbolique et penser que le poison, qui touchera plus tard le pays, a été élaboré en secret par les puissants.


La dernière séquence, d'ailleurs, insiste sur la montée de l'antisémitisme dans le pays, avec ces manifestants d'extrême droite qui envahissent les rues de la ville : si le montage tend à les ridiculiser, leur progression frénétique nous indique que la monstruosité est en marche.

Procol-Harum
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le 9 oct. 2021

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