Celle que vous voyez, ou la revanche de la femme invisible

Moribond sur le plan artistique depuis des années, Ridley Scott nous revient de la plus belle des manières avec un film aux faux airs d’œuvre bilan. On retrouve en effet, dans Dernier Duel, bons nombres d’éléments émaillant sa longue carrière, comme son attrait pour la thématique de l’honneur (Les Duellistes, Gladiator), les aventures moyenâgeuses (Kingdom of Heaven, Robin des Bois), et surtout les héroïnes évoluant dans un univers ouvertement machiste (Alien, Thelma & Louise, À armes égales). En plaçant au centre de l’écran celle qui est habituellement réduite au rôle de faire-valoir, Dernier Duel se charge d’une dimension symbolique extrêmement forte, ridiculisant ces histoires d’honneur qui se résument à une question de centimètres, stigmatisant cette vérité supposément propre à un seul sexe, un seul genre, un seul point de vue.


Et c’est bien cette vision étriquée de l’Histoire qui est fustigée ici, comme nous le rappelle le principe archaïque du duel judiciaire : le vainqueur du combat est considéré comme étant désigné par Dieu pour être la personne porteuse de vérité. Et comme seuls les hommes combattent, seul l’honneur masculin pourra être lavé. La femme violée, quant à elle, n’a pas son mot à dire même si son sort se joue lors du duel : en cas de défaite de son mari, elle sera brûlée vive. Plus que la vérité concernant l’historique duel Carrouges-Legris (la véritable histoire semble bien plus ambiguë), c’est la suprématie de la parole masculine qui est remise en question : le recours à une narration tripartite, déclinant successivement le point de vue des trois protagonistes, permet de mettre en lumière sa profonde subjectivité : histoire subjective, vérité subjective et donc victoire subjective...


Le grand mérite de Dernier Duel sera de nous montrer que tout est subjectif, et que le moindre élément (un baiser, un échange de regards...) change de signification selon la personne qui s’exprime. Ainsi, l’orgueil de Carrouges sera déguisé des traits d’une virilité brute mais bien intentionnée, tandis que le prédateur sexuel qu’est Legris se considérera comme un séducteur courtois... Une logique de pensée symptomatique d’un patriarcat tout-puissant et dont les effets pervers n’auraient pas été condamnés (culture du viol, violences domestiques...). C’est ce que le duel final explicite à merveille en exaltant la dimension pathétique d’une victoire sans femme (elle est repoussée, muette, en arrière-plan), d’une justice rendue par un ego masculin surdimensionné (pénétration de son adversaire, parade devant une foule hilare...).


En procédant ainsi, bien sûr, Le Dernier Duel fait écho à la pensée féministe et au mouvement #MeToo, traçant un parallèle des plus judicieux entre les violences sexuelles d’hier et celles d’aujourd’hui. Le seul reproche que l’on puisse faire est que, justement, ce parallèle soit à ce point surligné à travers les différentes répliques et surtout la narration tripartite : il n’y a guère d’ambiguïté à espérer lorsque la dernière partie, celle correspondant au point de vue féminin, est présentée comme étant la vérité absolue. Mais l’évidence de sa morale ne rend pas le film simpliste pour autant, Scott questionnant nos systèmes de représentations à travers l’expression esthétique du female gaze : la remise en cause de l’ordre patriarcal passe par une mise en scène nourrissant l’expérience féminine, par un geste artistique en tout point conscientisé.


Et c’est bien vers cela que l’on tend, avec Dernier Duel, comme l’atteste cette scène de viol vécue du point de vue de l’agresseur puis de l’agressée : l’érotisation est balayée au profit d’une image traduisant la violence ressentie par la femme, sa douleur dans l’instant, sa souffrance diffuse épaissie par le mur de silence qui l’entoure. Si les paroles sont nombreuses, notre imaginaire est bouleversé par tout ce qui ne se dit pas : la colère que diffuse un regard, la dignité qu’exprime une tête qui se redresse, la douleur d’un corps étouffé par l’étreinte d’un mari ou d’un prédateur. C'est le monde de la femme que nous laisse voir Ridley Scott, celui dont les horizons s’éteignent par le fait du patriarcat (la parole mise en doute, le silence social, la violence phallique...), celui qui peut être si apaisant lorsque la féminité s’exprime au centre de l’écran...

Procol-Harum
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le 23 oct. 2021

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Procol Harum

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