Le Château dans le ciel
7.9
Le Château dans le ciel

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (1986)

Contrairement à ce qu'un tel titre serait en droit de faire attendre, il ne sera pas question ici de la relation entre Gulliver et l’œuvre de Miyazaki. Pas directement.
Je profite simplement d'un re-visionnage récent de ce Miyazaki pour me permettre de partager une ou deux brèves (promis !) réflexions autour de ce film.
Je profite aussi de l'opportunité que nous offre SensCritique de... critiquer, naturellement. Grâce à la critique. J'adore ce mot. Non, bien sûr, je le trouve stupide, d'une part parce qu'il englobe bien trop de choses (surtout sur ce site) allant du rien-du-tout au beaucoup-trop, et qu'un mot aussi mal défini ne peut que m'exaspérer, d'autre part parce que neuf fois sur dix une critique (au sens classique du terme cette fois, telle qu'on la trouve dans la plupart des magasines, spécialisés ou non) de cinéma, c'est pathétique. Je déteste son principe : quelqu'un qui, concrètement, ne connaît rien à une œuvre (qui l'a vu quelques fois au mieux) vient en parler, la porter aux nues ou, pire, la descendre. Et on nous parle de degré zéro de l'écriture, de la pensée...
Ce devait être dit. Parce que j'en avais envie, mais surtout parce que ça justifie le fait que je vous propose ici une bête perte de votre temps. Maintenant, je vais donc vous proposer ma critique, qui en vaudra peut-être une autre pour ce qu'elle n'est pas, et qui ne porte pas tant sur le film, que sur ce qui m'y a le plus gêné : le traitement de la cuisine des œufs au plat. À deux reprises, Nous sommes les témoins impuissants d’aberrations absolument impardonnables, et qui justifient une bonne partie des points manquant à ma note.
La première m'a beaucoup interrogé. Après avoir sonné de la trompette pour réveiller sa petite Sheeta fraîchement sauvée, le sympathique Pazu se met en devoir de leur cuire un œuf à la poêle et de le partager.
La meilleure intention au monde, certes. Toutefois, ici, tout lecteur un tant soit peu averti sur le sujet est la proie du doute. On sait tous qu'il est parfaitement impossible de partager un unique œuf au plat. La leçon, difficilement apprise grâce au fameux paradoxe du partage du yaourt à la confiture (avec la confiture au fond, vous savez bien), refait ici surface et le suspense est à son comble : comment diable va-t-il s'y prendre ?
Naturellement, ce genre de situation a eu des précédents. Les cas d'arrangements à l'amiable comme de conflits les plus sérieux sont légion. Laissons ces derniers de côté, par respect pour la morale profondément humaniste de l’œuvre du réalisateur, et penchons-nous sur la seconde.
Il y a deux écoles au sein de la communauté des Partisans de l’Œuf au Plat (la PŒP). Celle qu'on désigne comme l'École Traditionnelle, et qui regroupe la majeure partie de la PŒP, qui veut que le jaune soit le meilleur. L'École Protestante, en revanche, a établi de longue date le blanc en tant que partie la plus savoureuse de l’œuf. Tâchant de rester dans la plus rigoureuse objectivité scientifique, je me garderai bien de vous dire de quel côté je me place, toujours est-il que les plus minutieuses recherches sont formelles : à aucun moment donné, la question n'est posée. Le garçon, loin de s'enquérir des préférences de sa belle, opte pour une stratégie complètement inattendue, et dans un retournement de situation des plus impromptus, charge de front : il tranche l’œuf en deux, pourfend jaune et blanc sans distinction. Une attitude qui, bien attendue, a été condamnée de longue date par nos romanciers les plus sérieux (1). L'auteur explique en des pages précieuses qu'en opérant de la sorte, le jaune, soumis aux implacables lois gravitationnelles, s'écoulera céans en lieu et place de tranchage, irrémédiablement perdu (2).
Seulement voilà – et c'est là que le suspense laisse place à l'indignation : le jaune, tenez-vous bien, ne s'écoule pas ! Les sceptiques, bien entendu, répondront que c'est pour la simple raison qu'il a trop cuit l’œuf. J'admets, l'espace de quelques lignes, cette hypothèse théorique. Mais elle nous ramène alors au même point, puisqu'en tant qu'amateur d’œufs au plat qui se respecte il m'est impossible de tolérer sans sourciller un tel manque de savoir-vivre. Moins un point pour le film.
Mais, comme je l'ai sous-entendu précédemment, cette hypothèse tient du syllogisme et se doit d'être promptement réfutée, sous l'autorité de deux arguments : le premier en appelle à Dame Logique, et veut que Pazu, garçon débrouillard s'il en est (il travaille à la mine et nous prouve continuellement qu'il sait tout faire), ne peut avoir raté aussi lamentablement ses œufs au plat (rappelons-nous qu'il faut sacrément les rater pour que pas une parcelle du jaune ne coule). Et de toute façon, aucune École recensée au sein de la PŒP internationale ne tolère ce genre de pratiques. L'autre argument, irréfutable, utilise l'observation la plus élémentaire : le jaune dessiné, manifestement, ne présente pas la pâleur épaisse et laiteuse qui caractérise l’œuf au plat victime d'une erreur de cuisson (3). L’œuf est bien cuit, mais il ne coule pas. Ce qui (en dé-)coule en revanche, c'est que Miyazaki n'a jamais cuit (« mangé », diront les plus intolérants) un œuf de sa vie et qu'il nous offre ainsi l'un des contre-sens les plus notables de l'histoire du cinéma.
La deuxième séquence qui appelle nos protestations pose une problématique relative à l'éthique de l’œuf au plat. Les bases, solidement pensées par un philosophe français dont la réputation n'est plus à faire (4) une dizaine d'années auparavant, contestent vigoureusement les procédés miyazakiens : après avoir courageusement fuit pirates, militaires et frères fêlés, Pazu et la belle Sheeta ont trouvé refuge dans une grotte. L'histoire ne nous explique pas comment Pazu cuit alors non pas un mais bien deux œufs au plat à l'aide de sa seule et minuscule lampe, ce qui en soit relève encore d'un manque profond de logique. Miyazaki chercherait-il à nous dire quelque chose ? Mais passons, et observons la suite.
Plein de bon sens, Pazu sert les œufs sur deux tartines respectives. Ils se mettent en devoir de manger, et que font ces misérables singes ? Ils avalent, au premier croc, l’œuf en entier. Après quoi le bellâtre proclame fièrement qu'il lui reste une pomme et deux bonbons. Comme s'il pouvait les tartiner. Alors, moi, je demande : quel est l'intérêt de mettre un œuf sur une tartine, si c'est pour l'avaler d'un seul coup ? Avec quoi mangent-ils le pain après ? Cela, l'histoire ne nous le dit pas non plus, et passe sur ce moment qu'on devine sombre et dramatique, pour le seul besoin d'entretenir une atmosphère romantique dans la séquence. L'éthique n'a-t-elle donc déjà plus de raison d'être dans les années 80 ? N'y a-t-il, définitivement, plus aucun respect ?

En somme, les deux séquences pensées ensemble posent la question du pourquoi : Est-ce un écart culturel entre deux peuples ? Mangent-ils ainsi leurs œufs au Japon ? Le jaune arrive-t-il à ne pas couler lorsqu'il est ainsi scindé ? Est-ce dû à une propriété inconnue géographico-centrée au sein de l'universelle loi gravitationnelle ? Lorsque tartiné sur du pain, l'avalent-ils réellement d'un seul coup, laissant esseulée ladite tartine et invalidant du même coup l'essence même de l’œuf au plat sur tartine ? Pourquoi cette représentation de l’œuf au plat ? Quel message est-il caché derrière ? Qu'essaye de nous dire le cinéaste ? Une fois serait interprétable comme une simple négligence, mais à deux reprises, il nous faut aller chercher plus loin. Enfin, il apparaît évident que la référence à Gulliver, Laputa, cette ville merveilleuse dans les nuages, est un lien (la clef, peut-être ?) vers ces séquences d’œuf. Mais j'ai beau me demander pour quelle raison le problème de savoir par quel bout commencer un œuf peut être lié à une aberration bipartite autour de l’œuf dans le film, je n'ai encore aucune réponse. La question reste donc ouverte.

Les propositions de communications autour de ce complexe de Gulliver sont à remettre au plus tard le...


(Pardon, j'en peux plus de bosser sérieusement, faut bien se détendre aussi quelques fois.)


(1) Voir notamment Stendhal, Le Jaune et le Blanc.
(2) Depuis, d'autres auteurs ont amené la question du « mouillage » : l'épongeage dudit jaune avec une matière, le plus souvent du pain, mais j'ai promis d'être bref alors je laisse de côté ces considérations qui, de toute façon, n'ont pas lieu dans l’œuvre ici étudiée. Voir toutefois : Marcel Proust, À la recherche du jaune perdu.
(3) Pour un traité de qualité sur l'esthétique de l’œuf, voir Pierre Louÿs, Œuphrodite.
(4) Emmanuel Levinas, Éthique et œuf fini.

Adobtard
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le 20 juil. 2015

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