Il est très tentant d'introduire une critique sur ce film en racontant que Nemes László fut l'assistant de Béla Tarr. Il est plus tentant encore de commencer par expliquer que Béla Tarr et lui se sont disputés sur le tournage de L'Homme de Londres entraînant le départ de Nemes, et le Grand Prix de la tentation revient au désir d'expliquer ainsi la si grande différence entre le travail des deux réalisateurs.
Bien entendu, cette hypothèse est parfaitement vulgaire. Seulement voilà, de Béla Tarr il ne reste rien, si ce n'est peut-être les chaussures, les lunettes et les cheveux, en tas, quelque part. La poétique du film est radicalement différente, à commencer par l'épilepsie de la caméra. Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'en retrouver, ça et là, les cendres éparses.
Ici, le principe fondamental de la mise en scène est une transposition des plus intéressantes. Il s'agit d'une leçon ultra-sommaire du film d'horreur, adaptée au film concentrationnaire et déclinée en mille idées aussi complexes que jubilatoires : le Monstre ne doit jamais être montré. Dès l'instant où l'on voit la Chose, tout le suspense est consumé comme de la chaire dans un four.. Les horreurs sont bien plus terribles lorsqu'elles sont dans le juste-à-côté.
Le « juste-à-côté », au cinéma ça porte un nom : le hors-champ. Le « juste-à-côté », chez Nemes, ça en porte deux : le hors-champ et l'arrière-plan. Dans ce film, l'arrière-plan appartient plus au hors-champ qu'au champ, ce grâce à l'emploi de plans serrés et de longues focales qui réduisent drastiquement la profondeur de champ. La caméra s'attache, « colle » a-t-on envie de dire, à son personnage principal, le suit au plus près dans ses errances frénétiques pour parvenir à enterrer celui qu'il croit être son fils, reléguant tout le reste (les violences, les corps, les processus d'extermination, en un mot, l'horreur) tour à tour dans le flou et le hors-champ. On ne voit pas, (mais) on sait. C'est ce qu'il met magistralement en scène dès le premier plan, où Saul finit par apparaître nettement au bout de longues secondes de flou.
Nemes ne montre pas, en revanche il fait entendre. On ne voit pas souvent des films avec une telle attention au son, une telle composition orchestrale des cris, des crépitements, des coups, des craquements, des plaintes. Le bruit absent de l'image appartient au hors-champ et se matérialise dans la scène. Par sa netteté et sa précision, c'est le son qui concrétise l'image, qui l'ancre dans le réel. Dès lors plus rien n'est flou pour le spectateur, tout est là, dans le juste-à-côté terrifiant de l'horreur des camps.
On se pose la question de savoir ce qu'il reste à montrer au premier plan, dans une histoire de l'holocauste, si ce n'est pas la violence et les horreurs. De ce que j'en retiens, deux choses. D'abord, une certaine forme de violence : la honte et l'humiliation, violences morales, comme dans la séquence de « danse » dans la salle d'autopsie. Ensuite, une certaine forme d'amour : l'histoire de Saul et de son fils, peut-être. Il ne sait pas, mais veut croire, se rattache, coûte que coûte, au péril de sa vie mais aussi de celle des autres. Il y a de l'amour, de l'espoir, même là-bas. Alors il est teinté de folie, d'incertitude, de désespoir bien sûr, mais il existe, au moins dans son imaginaire. Et c'est bien la seule chose qui compte.
Pour conclure, on pourrait dire que c'est un premier film remarquable. A mon sens, il y a quelques facilités (la caméra épileptique pour mettre en scène l'agitation constante, choix pertinent mais discutable, la musique classique lors de son entrevue avec une femme, le gros morveux blond proto-allemand de la fin) qui auraient pu être évitées. D'un autre côté, ces rares facilitées sont noyées sous un flot incontinent d'intelligence, dans la mise-en-scène, dans le traitement de son sujet, dans l'écriture du scénario, dans le jeu des acteurs (!), dans la photographie et dans la complexité incroyable de cette œuvre qu'il faudra décidément revoir plusieurs fois avant d'en approcher toute la subtilité.
Adobtard
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le 18 août 2015

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Adobtard

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