Le fantastique repose sur la découverte de l’étrangeté dans un monde rationnel et réaliste : le spectateur n’aura véritablement peur qu’à partir du moment où il pourra mesurer l’écart entre le surnaturel et le monde auquel il est familier, et le malaise à pouvoir le considérer comme possible, logé quelque part au sein de son propre environnement. Lamb joue avec cette notion en l’inversant : la quête des personnages consiste à se familiariser avec l’impossible, et à l’intégrer, quelles que soient les concessions, à leur réalité.


Le contexte a été savamment préparé pour cette disponibilité : le couple vit dans une ferme isolée, rivé à la tâche agricole, et tente de relever la tête après une épreuve traumatique. Le film s’installe ainsi dans une atmosphère taiseuse où deux évidences impose leurs lois séculaires : la nature et le travail. On décèle rapidement ce qui a pu attirer Béla Tarr à devenir producteur exécutif sur un tel projet, et l’influence qu’il a pu exercer sur le réalisateur Valdimar Jóhannsson, dont c’est ici le premier film. Le silence est une force avec laquelle on compose, de la même manière qu’on arpente ce sublime paysage d’Islande avec une forme d’humilité respectueuse. Les cimes, la neige, la brume, les herbes grasses offrent autant la splendeur au regard qu’elles font vibrer une puissance sourde et immanente, qui à tout moment pourra reprendre ce qu’on leur a emprunté.


Noomi Rapace et Hilmir Snær Guðnason parviennent sans difficulté à matérialiser tous ces enjeux : couple taiseux, robustes face à la douleur, ils vivent au rythme des saisons, dans l’attente d’un soleil intérieur qui les a pour le moment quittés. L’élément perturbateur, qu’on dévoilera sur le long terme et sans débats, s’impose donc comme une sorte d’évidence qu’il ne faudra pas questionner (« On n’a pas besoin d’en parler », tranchera le père). Il n’est pas anecdotique qu’une des premières discussions tourne autour du voyage dans le temps : marqués par un passé douloureux, les protagonistes sont rivés à un présent matériel et tellurique dans lequel ils trouvent une raison pour survivre. L’événement qui s’offre à eux les confortent dans cette idée de s’accrocher à l’aboutissement de l’instant, sans songer aux teintes inquiétantes que peut lui donner une réflexion sur l’avenir.


Il aurait peut-être été trop radical de se contenter de donner à voir cette hybridation sans autres éléments perturbateurs – pour cela, il aurait fallu que Béla Tarr passe derrière la caméra. L’arrivée du frère confronte donc le couple à un regard extérieur et quelques péripéties censées insuffler du bon sens dans cet univers clos. Si son personnage n’est pas inintéressant dans sa manière d’incarner une autre forme d’animalité, massive et bovine, agrémentée de la perversion proprement humaine, en écho à la force presque sauvage qui se déploie chez la mère, l’écriture est alors plus laborieuse et démonstrative. La réelle force du film réside dans la présence d’un protagoniste qui offre une désinence au temps : le paysage. Contemplé à intervalles régulier, il chante une autre histoire qui dépasse de loin la destinée des hommes qui l’habitent, et impose un langage à qui le réalisateur n’ose pas préserver l’exclusivité. L’épilogue le confirme pourtant : c’est dans l’évidence du silence que se clôt un conte dont la morale était écrite depuis des temps immémoriaux.

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le 31 déc. 2021

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Sergent_Pepper

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