Dans une période où la crispation va croissant quant à ce que l’écran peut ou doit donner à voir, aborder le sujet de la Shoah ne peut se faire sans un long travail réflexif. En adaptant le roman de Martin Amis, Jonathan Glazer, dont le dernier long métrage Under the Skin remonte à une décennie, s’inscrit dans un long parcours du dépouillement. Après l’angle documentaire réservant la parole et l’image aux témoins survivants par Lanzmann dans Shoah, après la focalisation sur un seul personnage laissant l’arrière-plan flou par Nemes dans Le Fils de Saul, Glazer modifie la matière littéraire du roman originel. En restituant au lieu concentrationnaire sa réalité historique (Auschwitz, et son commandant Rudolf Höss), et, surtout, en ne restant que d’un côté du mur, celui de la jolie maison entretenue par l’épouse pour le bonheur de son mari et ses cinq enfants.


La Zone d’intérêt (vocabulaire technique nazi pour nommer les 40 km autour d’Auschwitz) s’intéresse donc à ce qui pourrait s’apparenter aux coulisses de l’innommable, rappelant en cela l’ouvrage majeur de Robert Merle, La Mort est mon métier, où la technicité et l’obéissance aux ordres l’emporte sur toute considération humaine. Si l’on assiste effectivement à une réunion et des plans industriels évoquant cadence et résultats chiffrées à atteindre, le récit ne va pas s’attarder sur cette dimension professionnelle. L’autre côté du mur est celui d’une famille, où l’on fête des anniversaires, reçoit les grands parents, joue au tobogan ou pique-nique à la rivière les jours d’été. La mise en scène clinique de Glazer tourne les pages d’un catalogue de papier glacé vantant la famille idéale, avec une photo éclatante soulignant le vert de la pelouse, le rose des fleurs et le blanc immaculé du stuc, comme si l’on revisitait le cinéma de Tati.


Le travail du contraste et de la distanciation est évidemment au service d’un malaise qu’on ne voudra jamais faire oublier au spectateur. Après un sas d’entrée particulièrement éprouvant (4 minutes d’écran noir sur une musique polyphonique inconfortable), Glazer travaille savamment ses espaces et un arrière-plan que nul ne peut ignorer : barbelés, panache de fumée, mirador entourent ainsi le cocon familial. C’est surtout sur le son que l’essentiel se jouera : aboiements, cris des gardes ou arrivées de train, le tout dans un vrombissement continu renvoyant à la fournaise reléguée hors champ, mais qui inonde progressivement l’image, que ce soit dans les lueurs infernales de la nuit où la rivière submergée par une couche de cendres.

Les comédiens, impeccables, sont au service de cette démonstration visant à traquer la terrifiante et banale humanité des complices du mal absolu. Le petit drame qui se joue – Madame refuse le transfert annoncé du mari, et de quitter ce lieu paradisiaque qu’elle estime mériter – renvoie aux thématiques familiales les plus quotidiennes, et insiste sur la véritable question posée par cette nouvelle tentative d’approcher le gouffre de la Shoah : comment l’être humain peut-il arriver à de telles extrémités sans basculer dans la folie. Tout simplement, semble dire Glazer, en poursuivant son parcours et prenant la vie du bon côté du mur, en restant terriblement humain, à partir du moment où l’on a intégré l’idée que ceux de l’autre côté de la cloison ne le sont plus.


À cet effroi s’ajoute le travail entrepris par le cinéaste pour maintenir la conscience du spectateur, qui, même à l’intérieur du cocon protecteur, traque les signes de l’horreur tue : des manteaux de fourrure distribués, un enfant qui joue avec des dents en or, et jusqu’à la manière dont le père ferme soigneusement toutes les portes, ambivalente figure du patriarche protecteur pour les siens et du paranoïaque conscient de ce qui se joue dans le bâtiment d’à côté. Le découpage clinique et le travail sur l’espace intérieur convoquent souvent l’esthétique du film d’horreur, dont on différerait indéfiniment le jumpscare cathartique. Certaines expérimentations visuelles viendront y suppléer, comme ces séquences par caméra thermique suivant une jeune fille dissimulant des pommes dans les zones de travail, narration en négatif d’une possible empathie, d’un hors-champ presque rêvé où la solidarité pourrait encore avoir droit de cité. Il en ira de même pour la distorsion temporelle finale, où la visite de Hoss dans un haut lieu décisionnaire à Berlin le fait descendre un escalier démesuré qui semble métaphoriser sa chute morale, dans laquelle son corps, par le vomissement, hurle ce que son esprit est parvenu à verrouiller, alors que l’espace semble s’ouvrir sur le futur d’Auschwitz, devenu un lieu de mémoire. La séquence documentaire, tout aussi ambivalente, semble reprendre le même dispositif de distanciation, où les agents nettoient les lieux, et les seules traces restantes sont celles des objets, des restes matériaux d’une humanité dissolue dont personne ne pourra prendre la juste mesure – un angle qui renvoie au terrible premier segment de Evolution de Kornél Mundruczó.


Rien, en somme, ne peut figurer ou restituer l’annihilation de l’humanité. Le pas de côté imposé ici renvoie à celui d’un miroir insupportable, qui questionne la part de l’être humain susceptible de devenir complice du pire, et actualise la question du devoir de mémoire par l’inquiétante hantise de nos démons jamais totalement endormis.


(8.5/10)

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