Existe-t-il, au fond, plus grand drame pour l'homme que de ne pas être aimé ?
Une question qui pourrait être le point de départ de La Strada, sorte de road-movie poétique où le voyage prend un sens hautement symbolique voire mystique. Car si le voyage est omniprésent dans le film, avec cette étrange carriole qui sillonne les routes d'Italie, celui-ci prend vite l'aspect d'une quête personnelle, semblable à un chemin de croix, qui va unir deux naufragés de la vie.
Gelsomina et Zampano sont deux personnalités antinomiques mais qui ont en commun de souffrir d'un grand manque d'affection. Seulement, ce manque, ils ne peuvent l'exprimer ou le verbaliser, alors ils le recherchent à leur façon, bien souvent maladroitement. Elle, c'est la parfaite représentation de la femme-enfant : elle apparaît trop âgée pour être une enfant, pas assez mature pour être une femme. Abandonnée par sa mère, elle souffre cruellement de cette carence maternelle pourtant si formatrice. Elle semble irréelle, un peu lunaire, une simple d'esprit comme le diront certains. Mais surtout, elle est la sensibilité incarnée, comme si son être était semblable à une éponge, toujours prêt à absorber les émotions qui l'entourent.
Lui, au contraire, c'est l'archétype de l'homme rustre, tout en force et en muscles. Ses seules pensées vont à la satisfaction des besoins primaires ; un homme dans toute sa bestialité, incapable d'avoir des sentiments.
De la rencontre entre ces deux êtres, Fellini en tire une métaphore sur le sens de la vie pleine de finesse et de poésie, dont la portée métaphysique n'a pas fini de nous questionner encore aujourd'hui. La solitude emprisonne l'homme, le manque d'amour assèche son âme, rendant son existence aussi vaine que futile. Alors que se tourner vers l'autre, exprimer ses sentiments, c'est pouvoir combattre ses peurs, s'affirmer et donner un sens à son existence. Fellini filme ainsi avec son élégance habituelle le long cheminement de ses personnages dans un univers qui emprunte au cirque ses propres codes. La vie devient une représentation dans laquelle Gelsomina se transforme en mime qui essaye de reproduire l'expression du bonheur : se transformant en arbre pour signifier sa joie, endossant celui du clown pour distraire un enfant malade, se muant en bienfaitrice auprès de nones dans un pur élan de solidarité. Elle rencontre un autre saltimbanque, Il Matto, personnage aérien, évanescent, qui devient son ange gardien. Dans le monde de Fellini, il n'y a qu'un fou qui peut détenir la vérité, alors celui-ci lui ouvre les yeux sur sa destinée dans un passage infiniment touchant de naïveté. Gelsomina quitte alors sa fonction de simple mime, adopte celui du langage des émotions pour exprimer celles qui lui sont propres. Ainsi, c'est son cœur qui s'exprime à travers cette mélodie mélancolique produite par sa trompette, amplifié ensuite par la partition entêtante de Nino Rota. À son contact, la bête Zampano fend peu à peu sa carapace pour laisser percevoir cette humanité qui était dissimulée au plus profond de son être. Une renaissance ainsi s'opère (une résurrection ?) qui va se concrétiser en émotion pure, symbolisée par ces larmes offertes à des étoiles qui viennent éclairer son univers sec et froid.
Avec La Strada, Fellini semble emboiter le pas de Mélies en érigeant un cinéma fait de poésie et d'émotions, il parle à notre cœur tout en questionnant notre intellect ; et crée au passage l'un des plus beaux personnages du 7éme art, Gelsomina, immortalisé par le visage de Giulietta Masina.