Crochet du gauche (en bonne partie) dans l'eau

Avec son point de départ tragique (tout le monde aime le tragique), ses previews punchy (tout le monde aime le punchy), son casting quatre étoiles, et son affiche sexy en diable enlaçant son boxeur taciturne à sa blonde en corset, La Rage au Ventre avait tout pour coller un sévère crochet du gauche au pop-corneur amateur de drama (Southpaw, le titre original, est aussi un mot d'argot signifiant "gaucher"). Résultat ? Un quasi-coup d'épée dans l'eau, la faute incombant essentiellement à un scénario… pour le moins gauche.


Moins coûteuse à la production qu'un stade de foot, moins culturo-spécifique que le baseball, moins gay que le ping-pong, et moins traumatisé par Les Chariots de Feu que la course à pied, la cinégénique boxe, tout comme ses dérivés plus ou moins sauvageons, a toujours été, dans le domaine sportif, la meilleure amie du septième art. Deux acteurs de bonnes carrures, vingt-cinq mètres carrés couverts de l'inévitable bâche bleue imperméable aux giclées d'hémoglobine, et un public ajoutable numériquement suffisent à faire le show. Enfin, en partie, puisque l'action d'un film peut difficilement s'y assigner sur toute sa durée. Il faut une histoire, quoi.


Mais avant l'histoire, il y a la boxe, les muscles, les tartes, et les giclées, et ça, le cinéaste Antoine Fuqua, pourvoyeur par excellence de testostérone sur celluloid, sait filmer (on lui doit les polars urbains Training Day et Brooklyn's Finest, les guerriers Tears of the Sun et Shooter, le catastrophe Olympus has Fallen…). Visuellement, son Southpaw envoie la purée dès les premières minutes avec une intense scène de boxe que l'on rangera sans mal parmi les meilleures jamais filmées, aux côtés de celles du Ali de Michael Mann, et de quelques autres : il semblerait que Fuqua se soit mis en tête d'enterrer ses prédecesseurs (y compris David O. Russell et son récent Fighter) sur le plan exigeant du réalisme, bien aidé par la disponibilité du Madison Square Garden itself, et par la performance physique habitée de star Gyllenhaal, sur laquelle on reviendra. Les mouvements corporels, le son que produisent les coups secs sur les corps en nage, le mélange de plans hautement cinématographiques et de cadrages proches de ceux que l'on voit lors de diffusions de vrais matchs de boxe à la télé, tout participe à combler l'amateur de ce sport.


Le problème, le DRAME de Southpaw, sa petite tragédie grecque… est qu'il a été écrit par Kurt Sutter. Kurt Sutter, ex-maverick de la gigantesque série télé The Shield, géniteur de ce qui fut un temps l'épatante série télé Sons of Anarchy, puis destructeur improbable de cette dernière, qu'il aura, sous le coup d'un long accès de démence, intégralement ruinée dans ses dernières saisons en repoussant jusqu'au grotesque les limites de la noirceur (et en mettant son épouvantable épouse dans toutes les scènes, right, Gemma ?). Et pour son premier scénario adapté sur grand écran, Kurt Sutter a fait du… Kurt Sutter. Un spectacle archi-calibré, comme c'est le cas ici, pourquoi pas, on ne demande pas à tous les films de révolutionner notre monde. Mais là, ça va bien plus loin. Fuqua est un metteur en scène compétent, mais incapable de transformer l'eau en vin (cf. ses très mauvais Equalizer et King Arthur), et il aurait fallu un putain de magicien pour surmonter les tares du scénario de Southpaw, néant de subtilité et enfilade désastreusement prévisible de tous les clichés du genre "déchéance et résurrection". Ça ne commence pourtant pas mal : porté par l'alchimie éclatante du duo Gyllenhaal/Rachel McAdams, le portrait de ce couple fusionnel fonctionne immédiatement. Tendre avec son homme lorsqu'il se bat, et ferme avec lui lorsqu'il s'égare, constante de son univers chaotique, la belle Maureen, jouée très justement par la belle McAdams, rappelle par son existence la capacité de Sutter (parce que le gars a quand même des qualités, faut pas déconner) à écrire des personnages féminins très forts, comme en avaient témoigné le personnage de Tara dans SoA. La gamine est trop meugnonne, et on s'en est pris plein les mirettes avec le premier combat... on ouvre donc grands les bras au drame en gestation. Puis vient ce dernier, le bouleversant meurtre de Maureen, et alors qu'il s'agit du moteur du film, de son objet même, au moment où Southpaw aurait dû s'envoler en dépit de l'absence de McAdams… il amorce l'enfilade de clichés susmentionnée, qui ne finira réellement qu'à l'apparition du générique, et sombre dans un manichéisme accablant. Petit récapitulatif : à peine son épouse décédée, Billy Hope apprend comme par hasard qu'il est ruiné, réalise qu'il est entouré d'une bande d'enfoirés qui n'en veulent qu'à ses sous, sombre dans la déchéance alcoolisée, perd sa maison et la garde de sa fille (mais ça, c'est l'idée de base, donc soit), et alors qu'il est un ex-champion du monde, ne trouve d'autre job que celui de vulgaire balayeur dans la salle d'entrainement la plus pourrie de tout l'hémisphère nord : il ne manquait plus que le suicide du chien et l'incendie de la maison de sa grand-mère brûlée vive, et le tableau était total. Ah, et on a failli oublier [spoiler alert !] le petit renoi plein d'étoiles dans les yeux que le héros entraîne, qui finira, comme par hasard, par se faire descendre. Noir, c'est noir (hum).


Vous avez dit "manichéisme" ? L'entraîneur au grand cœur qui l'aidera à remonter sur le ring, joué par un Forest Whitaker en roue libre, est un autre cliché qui peinera, malgré son interprète, à prendre vie, car à partir de là, lui comme tous les autres personnages secondaires ne seront que des vignettes fonctionnelles destinées à accompagner le personnage principal jusqu'au ring de la revanche : alors qu'il aurait pu se passer quelque chose de tragique entre Billy et son agent/ami de trente ans Jordan Mains (interprété par un 50 Cent acceptable), ce dernier est réduit à un vulgaire enfoiré calculateur ; alors qu'il aurait pu se passer quelque chose avec la jolie assistante sociale jouée par Naomi Harris (black Moneypenny, yay), cette dernière se contentera euh d'assister ; alors qu'on aurait pu explorer le remord du bad guy indirectement responsable de la mort de Maureen pour étoffer le combat final, il restera le chicano débile du début, et se permettra même de blaguer sur l'épouse morte lors du combat, histoire de montrer qu'il est bien méchant. Mais plus problématique encore sera le personnage de la gamine du héros, Oona : moteur dramatique premier après la mort de la mère, la relation père/fille ne décolle jamais vraiment, elle aussi plombée par l'écriture pauvre de Sutter, ce dernier se plantant dans la caractérisation de la gamine et ne leur accordant pas assez de scènes (on passe en cinq minutes, lorsque ça devient nécessaire, d'Oona traumatisée refusant de voir son père aux deux se promenant candidement dans New-York), et la caméra de Fuqua s'avérant, prévisiblement, plus à l'aise avec un Beretta qu'avec une enfant endeuillée. Lui et Sutter lui écriront carrément une scène où elle encouragera son père à défoncer la gueule du chicano, réjouie de voir le sang couler… (sic)


Alors, oui, les sentiments qui s'y déploient (un peu hystériquement) sont bôs, oui, la tragédie est tragique, oui, oui, mais au final, l'émotion peine à nous étreindre. Avec un récit à mi-chemin entre Kramer vs Kramer (pour la garde de l'enfant), Le Champion (pour l'enfant assistant aux combats de son père), et Rocky 2 (pour la revanche), on était en droit de s'attendre à un direct du gauche émotionnel. Au lieu de ça, on est vaguement touché, et surtout énervé de voir tant d'intrigues mal développées.


Maintenant, la raison pour laquelle on est malgré tout "vaguement" touché plutôt que pas du tout – et peut-être même un peu plus que ça, la raison pour laquelle Southpaw se prend malgré tout la moyenne +1... : Jake Gyllenhaal, sans surprise. Ou un peu, quand même. Parce que si cet acteur encore sous-estimé du public a moult fois illustré son penchant pour les rôles extrêmes et les transformations physiques (depuis Jarhead, rares sont ses performances qui se ressemblent), il n'avait jamais atteint ce niveau (finissant par se fondre dans son modèle Miguel Cotto), ni une telle maestria (même dans Prisoners). Du boxeur aisé n'ayant pas tout à fait perdu ses réflexes de gamin bagarreur au veuf endeuillé jusqu'à la submersion, en passant par le père-courage et la très américaine figure du come-back, il assure absolument sur tous les plans, montagne de muscle et d'émotions à fleur de peau portant le film sur ses épaules avec une performance oscarisable.


Mais l'acteur ne se contente pas de faire passer la pilule, et c'est ce qui fait de Southpaw une expérience au final positive ; il embrasse et grave dans les mémoires la seule vraie force du scénario de Sutter : non pas la lutte pour la garde de sa fille, trop sommaire, mais l'enfer du deuil que traverse son personnage. On a dit que Sutter sait écrire des beaux personnages de femmes ; en faisant de Billy et elle un couple formé alors qu'ils avaient à peine douze ans, le scénariste justifie l'attitude d'un héros ayant littéralement perdu sa boussole, et amplifie la tragédie. Là encore, avec un metteur en scène plus subtil, le simplisme de son scénario aurait pu disparaître sous les vives ecchymoses de ce héros blessé. Au lieu de ça, Southpaw ne se montrera jamais à la hauteur de son interprète, nous privant de ce qui aurait pu être un monument du genre. Au spectateur de lui pardonner, pour son acteur et ses quelques autres qualités, ou pas.


Note : donner le rôle principal à Eminem, comme il était prévu à l'origine, aurait été une mauvaise idée, car le gars n'est pas l'acteur du siècle. En revanche, comme en atteste les deux chansons qu'il a composé pour le film, le gars est toujours un putain de rappeur.

ScaarAlexander
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le 19 août 2015

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