Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour le voir se distinguer du tout-venant hollywoodien et confirmer la singularité de son geste artistique. Avec La nuit nous appartient, James Gray impose ce mélange heureux de classicisme et de maniérisme qui deviendra sa signature visuelle, et donne surtout à son œuvre une unité thématique en prolongeant le questionnement esquissé dans ses films précédents (Little Odessa, The Yards) : Echappe-t-on à son milieu, à sa famille, à son clan ? La liberté individuelle est-elle encore permise ?


Le titre, emprunté à la devise de l’unité criminelle de la police de New York, dissimule une ironie qui sera la clef de voûte de tout le film. Dès le générique, en effet, le décalage est patent entre l’image idyllique que se donne la société américaine (la famille, la prospérité, la police) et la réalité d’un milieu underground gangréné par le crime (le trafic de drogue, les meurtres, les réseaux mafieux). Une question se pose alors : à qui appartient la nuit, aux forces de l’ordre ou du désordre ? A qui appartient le monde d’aujourd’hui, au bien ou au mal ?


Un antagonisme que le montage souligne allègrement, en mettant en parallèle le monde fiévreux de Bobby (le night-club, le fric, les pin-up) avec celui bien plus sage de son père et de son frère (le commissariat, la loi, la méritocratie), allant jusqu’à nous faire redouter la présence d’un récit purement manichéen. Fort heureusement, il n’en sera rien, James Gray se désintéressant rapidement de ce schéma extrêmement simpliste (la confrontation entre deux frères ennemis et le discours moraliste qui en découle) pour évoquer le drame de l’Homme dans toute sa complexité : grandir, c’est renoncer à ses illusions, c’est accepter une vie qui n’a rien d’idyllique. Il n’y a pas d’un côté un paradis et de l’autre un enfer, un monde de vertu et de l’autre de vice, mais bien un immense “purgatoire” appelé monde réel où chacun fait comme il peut, avec ce qu’il a...


Pour ce faire, Gray se réapproprie le paradigme de la tragédie classique pour évoquer la loi du sang à laquelle personne n’échappe, et le lourd tribut à payer pour toute tentative d’émancipation : le prix de la liberté, c’est la mort du père, de l’innocence ou des rêves d’enfance, c’est assumer une vie dans un monde qui n’a plus rien d’idyllique. De ce fait, la quête de rachat de Bobby devient également celle d’une société US qui doit en finir avec ses illusions pour mieux renouer avec ses valeurs fondatrices.


Le grand mérite de James Gray est d’avoir su transcender les codes du thriller noir avec ceux bien connus de la tragédie. Si on retrouve les motifs classiques de l’univers shakespearien, c’est surtout la référence à la tragédie biblique qui impressionne le plus notre imaginaire : les principaux personnages évoquent ceux de la Bible (les frères Abel et Caïn, le diable, le traitre Judas, etc.), tout comme les lieux ou les situations (le club rappelle le Premier Temple, la pluie torrentielle l’épisode du déluge...). Une dimension symbolique que la première scène introduit avec malice, évoquant le péché originel tout en annonçant la future “chute de l’homme”.


Une chute, bien sûr, qui sera celle de Bobby : après avoir perdu son “jardin d’Eden” et ses douces illusions, il ratera tout ce qu’il entreprendra, échouant notamment à être un nouvel homme (sa volonté de se créer une nouvelle famille, loin de l’ancienne) ou un super héros (il ne piège pas Vadim, il n’est pas le sauveur souhaité). Une déchéance que la mise en scène souligne subtilement en faisant perdre progressivement leurs éclats aux images : l’univers “papier glacé” du début s’oublie pour laisser place à une imagerie bien plus terne et réaliste, transformant ainsi Bobby en personnage lourd, exsangue et abattu. On notera, au passage, l’excellente prestation de Joaquin Phoenix qui rend sensible la disgrâce de son personnage.


Néanmoins, tous ces efforts ne suffiront pas à faire oublier une écriture quelque peu défaillante (manque d’épaisseur des personnages, facilités scénaristiques, etc.) et une mise en scène parfois trop démonstrative (accentuation des effets visuels, recours aux lourdes punchlines...). Mais si La nuit nous appartient n’est pas un chef-d'œuvre, il est tout de même traversé par de superbes fulgurances anti-spectaculaires (la course-poursuite sous la pluie, la chasse à l’homme dans les roseaux) et permet à son auteur d’accéder à un cinéma plus intimiste ou mature. C’est ce que nous laisse entendre ce final désenchanté où Bobby nous apparaît comme résigné, prisonnier d’un rôle social et des conventions de son milieu. Seul le regard éteint qui est le sien nous laisse entrevoir le purgatoire existentiel dans lequel il se trouve désormais.


(7.5/10)

Procol-Harum
7
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le 3 sept. 2022

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Procol Harum

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