James Gray est un auteur rare. Par son talent et son exigence, mais aussi concrètement par les délais entre ses films (cinq ans entre Little Odessa et The Yards, sept ans entre ce dernier et We own the night). Une attente prolongée qui selon Gray n'est pas due à sa méticulosité, mais bien à la réticence du cinéma américain récent, formaté et obsédé par la rentabilité comme jamais, à accepter des projets atypiques jouant sur l'intelligence du spectateur, ne lui délivrant pas son propos de manière immédiate et univoque.
Pour la première fois de manière aussi marqué, la stratégie de Gray sera alors avec We own the night de fondre son approche du cinéma dans le cadre commercial du film de flics.
En reprenant ses repères si évidents, connu de tous et instantanément jubilatoires que sont les personnages de policiers et de mafieux, en structurant son récit autour de scènes d'action trépidantes se souciant constamment de leur caractère immersif, Gray agrippe le spectateur et le fait insidieusement pénétrer dans son univers à lui. Un univers noir, moralement ambiguë et fataliste.

(Ce qui suit est une analyse globale du film, donc bourrée de SPOILERS)

Un ancrage au préalable dans une époque bien précise
Le générique, magnifique diaporama de photos d'époques, montre les policiers new-yorkais et les conditions sordides de leur travail, les arrestations violentes, les saisies de drogues.
Il n'est pas anodin que le diaporama du générique se conclue sur une photo d'une morgue, dans We Own The Night, derrière le contemporain se cache une tragédie d'opéra.
Le titre du film apparaît brodé sur la veste d'un des policiers, cette devise, We Own The Night, illustre la position décalée de James Gray: contrairement aux polars typiques faisant la part belle aux gangsters, à la fascination qu'exerce leur mode de vie flamboyant, Gray va lui s'attacher aux habituels casseurs d'ambiance, les policiers.
L'ancrage dans une époque bien précise, comme l'indique le sous-titre « Brooklyn, New York 1988 », se retrouve également dans l'utilisation de morceaux marquant de la période: Heart of Glass de Blondie, Let's Dance de Bowie, Magnificent Seven des Clashs.
Ces séquences illustrent la joie de vivre de Bobby, les moments charnels, passionnels, avec sa petite amie Amada ou les fêtes entre amis.
Ce traitement précis ne dure qu'un temps, se dérobant progressivement pour laisser place à un traitement grandiloquent et intemporel, pour mieux épouser le destin tragique de la famille de Bobby.

Un opéra moderne vampirisant les codes du polar
Avec un lyrisme grave, Gray développe un drame familial douloureux, qui ne dépeindrait pas chez le Coppola de la grande époque:
Bobby est amené à choisir entre sa famille, son père et son frère policiers avec qui il entretient des liens distants, et sa famille de substitution, celle qu'il côtoie la nuit.
Son frère et lui sont en conflit latent, l'un ayant choisi de suivre la voie du père en rentrant dans la police, l'autre a choisi une vie de débauche et d'excès.
Bobby est fou amoureux d'Amada, mais les évènements vont petit à petit mettre à mal son histoire avec la sculpturale portoricaine. Décisif, ce thème de la passion impossible est au coeur de l'ouverture du film, avec cette scène de sexe intense entre les deux amants.
Autour d'eux gravite le meilleur ami Jumbo, bouffon amené à trahir, le père de substitution Marat Buzhayev, et le terrible Vadim Nezhinski, criminel absolu cherchant à se venger des Grusinski.

Une ampleur lyrique
A mesure que l'étau se resserre, les personnages multiplient les poses marquées, tout le poids du monde semblant peser sur leurs épaules.
Ainsi, les deux frères s'appuient affectueusement la tête l'un sur l'autre, le père se prend la tête entre les mains, Bobby tient au ralenti son père mourant dans ses bras, une Amada plus madone que jamais console entre ses seins un Bobby effondré.
Des gestes simples mais ô combien puissants, l'émotion étant encore renforcé par la musique de l'orchestre philharmonique de Warsaw. Une musique pleine d'emphase mais qui sait aussi se faire subtile, comme avec cette berceuse d'une tristesse insondable lorsque Bobby, en larmes, rend visite à son frère à l'hôpital. Un moment d'une pureté miraculeuse, une grâce délicate que le film retrouve plusieurs fois par la suite.

La grandiloquence fataliste du film passe par le cadre des situations
1) La minute de silence en l'honneur d'un policier mort dans l'exercice de ses fonctions. Une tension de mauvaise augure s'installe, semblant comme annoncer la tragédie à venir. Les douze coups de minuit résonnant lentement accentuent encore l'aura mortifère du moment.
2) La course-poursuite sous la pluie. Due à la contribution néfaste de l'environnement, les autres policiers ne peuvent venir protéger des mafieux Bobby, son père et Amada. La pluie rend glissante et dangereuse la conduite, précipitant la tournure sinistre des évènements, comme dirigés par un fatum machiavélique.
3) Le final, les retrouvailles toute en retenue de Bobby et son frère.
Il aura fallu toutes ces souffrances et ses pertes pour que les deux frères arrivent à dépasser leur différents et arrivent à pudiquement s'avouer leur amour, la messe énoncée en parallèle donnant une ampleur religieuse à leur déclaration, qui se trouve pertinemment conclu par un « Amen ».

Des séquences d'actions pivot
Elles sont cruciales pour le développement de l'intrigue, mais aussi pour l'évolution psychologique des personnages:
1) Le deal de drogue: Bobby, portant en secret un micro, visite l'immeuble désaffecté de Vadim.
On suit le point de vue subjectif de Bobby, sa lente immersion dans l'obscurité, sa découverte des différentes étapes du contrôle de la drogue, le tout rythmée par sa respiration haletante, de plus en plus pressée et incontrôlable. Lorsque les flics débarquent, on se concentre sur l'ouïe de Bobby, le son des armes qui explosent autour de lui, son oreille qui bourdonne.
2) La course-poursuite en voiture, une séquence d'action typique du cinéma 70's, comme le modèle French Connection.
Même parti-pris que précédemment, la mise en scène est subjective, ne quittant que très peu le point de vue de Bobby pour des plans sur l'extérieur. On suit sa conduite impossible de la voiture, sa vision floue des voitures qui s'entrechoquent devant lui, son père qui se fait abattre devant lui.
3) Les policiers font la descente chez les dealers, coincés dans un entrepôt.
Certains arrivent à s'échapper, et une partie macabre de cache-cache dans les bambous environnants débute. Ayant pour une fois pris à son avantage les conditions de ce duel, Bobby, s'appuyant sur la brume et le feu, choisit de finir l'affaire seul. Traquant Vadim, Bobby a besoin de conclure cette omerta sanglante une bonne fois pour toute. Ayant réussi à abattre Vadim, il valide l'accomplissement de sa vengeance lorsque celui-ci le reconnaît et dit son nom avant de mourir. Filmé tout-puissant en contre-plongée, puis sortant arme en main de la forêt de bambous en feu, Bobby apparaît comme une icône de la guerre, un justicier terrible et impitoyable.
Pourtant, gardant peut-être des réminiscences d'affection pour son ancien père de substitution Marat, complice avéré des exactions de son meurtrier de neveu, Bobby refuse de l'abattre et rend son arme. Pour Bobby, il a fini ce qu'il avait à faire.

Une lecture ambivalente
Bien loin des lectures simplistes et regrettables qui ont taxé le film de pro-policier, Gray dépeint au contraire de manière subtile la lente descente aux enfers d'un personnage principal se voyant au fur et à mesure dépossédé de tout ce qui donnait goût à sa vie.
Après un protocole policier déshumanisant, Bobby a adopté la démarche balourde qu'il avait moqué en début de film. Forcé à prendre sur lui, Bobby ne peut se laisser aller que discrètement, lorsqu'il est seul, éclatant en sanglots le temps de ranger ses vêtements.
Cette déshumanisation, cette perte qui déchire l'âme, c'est tout le sens de la fin, où Bobby croit retrouver son amour Amada dans l'assemblée assistant à son institution comme policier, avant de comprendre mortifié son erreur et l'étendue de sa solitude.
Comme tous les personnages principaux chez Gray, et comme également Michael Corleone dans le Parrain du mentor Coppola, Bobby n'a opéré son retour à la maison que pour occuper in fine, victime d'un déterminisme tragique, la place que sa famille lui prédestinait.

Au final, avec We Own The Night, Gray livre un polar ludique, dense et bluffant, faussement manichéen, qui embrasse les clichés pour mieux construire un opéra policier dans lequel se greffe insidieusement les fondamentaux de son cinéma.
Une densité peu courante qui explique le succès commercial mérité du film tout en démontrant encore une fois l'épanouissement artistique du réalisateur.
Le titre We own the night résonne alors comme une intime profession de foi, James Gray, véritable prince du polar contemporain, ayant brillamment confirmé ses prédilections pour le Noir.
Dalecooper
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le 13 mars 2011

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Dalecooper

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