Parfois, la vie est étrange : on prête innocemment un DVD et l'on redécouvre un débat que l'on pensait clos depuis au moins 20 ans. La chose, pourtant, semblait entendue : Halloween est un putain de film et Carpenter, un putain de réalisateur. Et puis, patatras, un être de confiance vient tout bousculer. 3/10! Vraiment Sergent? C'est pas un peu radin??? "Ineptie narrative"? "Un plan-séquence, des travellings", est-ce vraiment tout ce qu'il y a à retenir de la mise en scène de Carpenter? Le fameux plan long inaugural auquel tu fais référence n'est-il pas profondément plus subtil, transgressif et politique que tu ne l'as vu? Laisse-moi tenter de te convaincre...


Bien sûr, Carpenter n'a pas besoin de moi, ni des lignes qui vont suivre, mais je me sens vaguement redevable à l'égard du film. Je me lance, donc.


Halloween, c'est un peu l'histoire d'une méprise. Considéré comme LA référence du slasher, le film a entraîné bon nombre de copies plus ou moins inspirées (souvent moins que plus), copies souvent confondues avec l'original. Et de réduire alors Halloween à un film aux ambitions thématiques et esthétiques nulles ou presque, avec pour seul objectif l'illustration de meurtres gore de jeunes filles le plus souvent dénudées et sexuellement actives. Et de le suspecter de dégager un parfum de puritanisme latent mais perfide.


Pourtant, si l'on y regarde d'un peu plus près, le sujet de Carpenter n'est ni l'histoire d'un tueur en série ni la décadence d'une jeunesse américaine post-Vietnam. Car ce que montrent les fameux travellings et plan-longs du film, ce ne sont certainement pas des jeunes filles titillées par la découverte du sexe, mais bien les banlieues américaines middle-class et l'horreur qu'elles peuvent engendrer : le tueur tout d'abord, mais surtout le conformisme, l'anonymat, l'individualisme, le consumérisme.


Michaël Myers, enfant de ces suburbs, devient précisément l'allégorie des dégâts du libéralisme sur l'être humain. Il est le Mal né de et dans les banlieues et qui finit par s'y dissoudre, s'y disséminer. Il essaime. Voilà toute la beauté des plans finaux, qui ne sont pas sans rappeler au passage ceux de L'Eclipse d'Antonioni. Le Mal est nulle part, mais surtout partout, au cœur même de la société américaine, dans ses classes moyennes et supérieures.


Myers est effectivement insondable, muet, impitoyable. Son masque blanc, sans visage comme un écran blanc (en réalité, un moulage du visage de William Shatner issu d'un tournage de Star Trek), se révèle à la fois idéal pour y projeter les propres représentations, les propres angoisses des spectateurs mais surtout pour incarner un tueur précisément désincarné (il est vide nous rappelle le bon mais un peu fou Dr. Loomis).


Revenons quelques instants sur le quasi plan-séquence du début du film. Au delà de l'aspect technique (plutôt impressionnant et une des première utilisations du steadicam), cette première séquence est remarquable par la transgression qu'elle met subtilement en scène. Il s'agit d'un plan long subjectif : le spectateur comprend vite qu'il voit à travers le regard du tueur, perception vite renforcée par l'utilisation d'un cache pour mimer la vision à travers les yeux du masque. Tout le plan mène à l'assassinat de cette pauvre jeune femme, en plein recoiffage post-coït. Peu de sang, certes mais obliger le spectateur à s'identifier au meurtrier par le plan subjectif fait toujours son petit effet. Et puis le meurtrier sort de la maison et là, c'est la fin de ce long plan subjectif car la caméra change de point de vue. Un plan objectif, externe va venir clore la séquence. Le spectateur découvre alors le meurtrier auquel il a été obligé de s'identifier : il s'agit d'un petit garçon de 6 ans, à la tête d'ange. Freud nous a pourtant prévenu, l'enfant est un pervers polymorphe, mais là quand même ça fait beaucoup : non seulement voyeur mais aussi incestueux et meurtrier! Replaçons le film dans son époque, et mesurons combien cet élément était alors audacieux et transgressif (il l'est toujours un peu). Et surtout politique. En effet, dès le début de son film, Carpenter attaque le rêve américain qui ne crée pas que des cow-boys Marlboro ou des beaux yuppies mais surtout un mal profond, insidieux et mortifère que la société américaine des 70's n'est pas prête à accueillir et à traiter alors même qu'elle y donne précisément naissance.


En grand admirateur de Hawks et d'Hitchcock*, Carpenter a bien compris que le suspens est primordial et que la création d'une atmosphère compte tout autant que les moments de bravoure et les scènes dites d'action. Il favorise donc les moments d'attente dans sa première partie avant que les meurtres et la violence ne s'illustrent réellement mais de façon suggestive. Le film n'est pas exempt d'une certaine lenteur, mais celle-ci s'accorde avec l'avancée implacable et inexorable de Myers, qui évoque directement celle des zombies de Romero, sauf que les zombies, par leur nombre, font corps. Myers constitue définitivement, de son côté, l'émanation d'un isolement propre aux suburbs où l'artificialité des rapports humains renvoie chacun à sa propre solitude et où le conformisme menace la qualité de sujet de chacun.


Enfin, comme toujours chez Carpenter, la mise en scène s'appuie un sens du cadre incroyable (voire la scène de fin dans la maison) et une utilisation du scope assez impressionnante (les fameux plans sur les allées et rues d'Haddonfield). Ces deux qualités, auxquelles s'ajoute une économie dans les effets horrifiques et gore, favorisent la terrible et simple efficacité du film, qu'une angoisse diffuse, entêtante comme le thème musical du film, finit d'entraîner vers les hauteurs du genre horrifique [en tout cas, bien au delà d'un 3/10...]. Mais pas seulement : l'influence d'Halloween est tellement importante aujourd'hui qu'elle inscrit le film dans la grande histoire du cinéma, et pas uniquement dans celle du cinéma de genre.


*Il y a deux nombreuses références à Psychose dans Halloween, la plus évidente étant le choix pour jouer l'héroïne de Jamie Lee Curtis, fille de Janet Leigh, mémorable Marion Crane dans le film d'Hitchcock.

Adam_Kesher
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le 17 juin 2015

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