Alors qu’il n’avait plus joué devant sa propre caméra depuis 10 ans (Gran Torino), laissant la place à d’autres personnage en phase avec sa représentation bien trempée du héros à l’américaine, Clint Eastwood reprend la lumière pour un rôle qui, une fois encore, pourrait se présenter comme un dernier tour de piste.


Si les connaisseurs de la légende auront tôt fait de retrouver sa patte et les traces d’un discours sur son pays, force est de reconnaître qu’une certaine décontraction motive son projet d’ensemble, et permet l’émergence d’un véritable attachement à son personnage.


Earl, nonagénaire fauché ayant toujours privilégié son entreprise de fleur à sa famille, se retrouve ainsi dans la peau d’un convoyeur de cocaïne (ayant réellement existé) pour un Cartel, qui d’abord prudent, prend conscience du potentiel du papy qui passe sous tous les radars.


Il faut un petit temps d’adaptation, après une exposition assez laborieuse sur les liens à sa famille amère d’une telle indifférence, pour saisir le ton singulier du récit. La vraisemblance n’est pas exactement la préoccupation première du scénariste, qui s’attache davantage au point de vue du protagoniste pour qui le culot suffit pour passer entre les gouttes, avec un certain sens de la provocation par rapport aux forces de l’ordre, tandis que les latinos s’amourachent pour la plupart de la nouvelle recrue et de son décalage. La comédie s’invite ainsi dans plusieurs séquences, avec une certaine tendresse lorsqu’il s’agit de jouer du gouffre entre les générations, même si elle peut virer à la farce un peu excessive (comme durant cette virée chez le baron de la drogue qui en fait son pote numero uno).


La saveur réelle du film réside dans le portrait fait du vieil homme, qui, bien entendu, renvoie à Eastwood lui-même et le regard qu’il porte sur son pays. Alors qu’il est désormais du côté des vulnérables, il s’attache à garder cette intensité de présence et l’aspect définitif de sa répartie qui rappelle en lui cette figure du cow-boy taiseux que rien n’atteint vraiment. Le vieux vétéran regarde son monde changer, et ne se prive pas de le juger, notamment dans sa dépendance aux écrans et à internet. La critique est facile, mais elle a du sens lorsque, discrètement, on glisse qu’il a lui aussi à apprendre d’une société qui change : à la faveur de certaines réparties humoristiques, on place ainsi la question raciale et lgbt lorsqu’il appelle, sans malveillance, nègres des noirs à qui il rend service, ou confond des lesbiennes avec des hommes.


Ce portrait, associé à quelques séquences musicales d’un road movie vintage jouent ainsi d’un décalage en phase avec le point de vue biaisé du protagoniste, qui n’évalue pas les risques, et, par ailleurs, ne se pose absolument jamais la question morale de sa responsabilité dans les ravages que causera sa cargaison. La sympathie que tous ont pour lui, jusqu’aux agents du FBI à ses trousses, fait ainsi une unanimité qui parvient à convaincre, un certain temps du moins.


Car la virée d’Eastwood n’a pas le courage de celle qu’avait filmée Lynch dans Une histoire vraie : il faut du récit, des rebondissements, des enjeux (les lourdes et régulières répétitions des responsables du FBI exigeant des résultats et du chiffre), du thriller appuyé par une musique d’ambiance, un étau qui se resserre et une explication bien claire des voies de la rédemption. Si l’on pouvait se montrer tolérant face à quelques invraisemblances, celles-ci deviennent gênantes sur le dernier quart du film, dans lequel les cartels tentent de devenir vraiment méchants pour les besoins du drame, qui opportunément s’oppose en dilemme moral à la nécessité de retrouver la place dans une famille qui va pouvoir permettre l’accomplissement réel du personnage : sacrifice, rédemption, pour un final un peu douteux sur un amour débordant de partout. On aurait pu réellement briser le conte par des éléments plus ambivalents, notamment dans cette illusion un peu naïve de pouvoir racheter par l’argent l’affection et le temps perdus, mais c’est visiblement trop compter sur la finesse du spectateur.


Se distinguent donc un regard, une mélancolie plutôt sereine d’un homme qui, encore sur la route, dispense un savoir ancien tout en contemplant un monde qui va plus vite que lui. Autant d’instantanés qui resteront, lorsque le film aura décanté pour se débarrasser de ses scories dispensables, dans la filmographie au long cours d’une légende indissociable de l’histoire de l’Amérique et du cinéma.

Sergent_Pepper
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le 24 janv. 2019

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