« Prima, però, c'è stata la vita »

La découverte de Jep Gambardella se fait sur un majestueux gros plan -à la Gatsby de Di Caprio- où l’on voit le personnage se retourner, un sourire douteux tendu entre ses deux oreilles. Quelques scènes seulement suffisent à Paolo Sorrentino pour montrer la complexité du personnage. Peu après avoir participé à une chorégraphie générale, la musique ralentit, la luminosité baisse, la caméra s’approche, puis un plan. Le personnage s’isole en pleine piste, perd son sourire, allume tranquillement sa clope. En voix off, Jep se présente « J’étais destiné à la sensibilité, j’étais destiné à devenir écrivain, j’étais destiné à devenir Jep Gambardella ». En deux scènes, le cadre est posé : le film sera intrusif, il montrera l’intimité de l’auteur. En public, l’écrivain est un loup rôdé de la société mondaine romaine, mais nous ne sommes plus le public, nous sommes désormais des observateurs invisibles et passagers.

Tout au long du film, des graines de compréhension sont plantées. Les différentes situations présentées de manière lacunaire cryptique s’éclaircissent dans les dernières scènes. Un exemple ? Jep pointant du doigt la table d’un religieux en expliquant à Ramona :« Si tu savais comme c’est instructif de vivre au centre d’un agglomérat d’institutions religieuses ! » et cela, bien avant l’entrée en scène du Cardinal et de la sœur Maria.
Le spectateur -c’est-à-dire nous- est traité comme un accompagnateur. Comme dans la vie, il faut parfois donner suffisamment de temps aux situations pour qu’elles se dénouent et s’éclaircissent. C’est en ce sens que le sujet du film, avant d’être la vie de l’auteur, est la vie.

La forme, les plans et la musique sont au service d’une signification ou de la création d’une beauté visuelle. C’est le cas durant la balade de Jep sur les quais du Tibre au petit matin. La bande originale -un chœur- vient appuyer les propos de Jep qui nous dévoile en voix-off sa volonté de toujours d’être plus qu’un simple mondain, mais d’en devenir le roi.
Le réalisateur exploite entièrement le potentiel culturel et géographique du musée à ciel ouvert qu’est Rome. La caméra profite des ouvertures -fenêtres, grilles, plafonds ouverts- de certains monuments pour jouer des angles et des travelling tridimensionnels. L’idée scénaristique d’introduire un personnage détenteur des clefs des « plus beaux palais romains » offre des possibilités quasi-infinies de décors somptueux. Ainsi, en plein milieu d’une soirée, le trio formé par le détenteur, Ramona et Jep s’aventure ainsi dans la profondeur de la nuit pour finir dans les jardins de la Villa Medici au lever du jour. Les allusions à « Roma » sont multiples, la volonté d’appuyer fortement l’importance du lieu est manifeste. Pourquoi ? Car c’est la ville de Jep Gambardella. Le personnage est en symbiose avec Rome : il en a besoin car il ne saurait vivre ailleurs, et Rome a besoin de lui car il y est le « roi des mondains ». Son appartement, véritable hub de la bourgeoisie romaine, surplombe le Colisée, et à l’instar des empereurs romains dans leur loge au Colisée, Jep dispose d’une vue imprenable.

La subtilité de l’histoire, des détails et des dialogues est rafraichissante, mais la subtilité joue ici un rôle bien plus important. C’est le moyen que choisit le film pour traiter le spectateur comme un accompagnateur, et par conséquent lui permettre l’action -par opposition à l’observateur, réduit à l’inaction. Notre champ d’action est celui de la réflexion, de l’émission d’hypothèses et de l’interprétation. Nous suivons Jep lorsqu’il se lance dans ses solitaires promenades nocturnes, et alors nous spéculons sur ses pensées. Nous le collons également lorsqu’il se meut habilement en société, et là, ce sont ces réactions in vivo que nous avons l’occasion d’étudier. Ces moments en société nous permettent également de tirer énormément d’informations contextuelles des personnages secondaires. Ainsi, nous prenons connaissance de l’existence d’une certaine Elisa, amour de jeunesse de Jep. Puis, de manière toujours plus détournée, tout semble subtilement indiquer l’importance majeure de cette relation. Des éléments -à peine énoncés- indiquent que l’unique livre de Jep fut écrit à l’époque d’Elisa, et une des conquêtes futiles de Jep nous apprend que seul un auteur fou d’amour aurait pu écrire un tel livre. Et d’ailleurs, cette même conquête catalysera le vague à l’âme de Jep lorsqu’elle lui fera réaliser l’importance de ne plus perdre son temps lorsqu’on a 65 ans.

Car, en effet, le personnage est en fin de vie, et « se sent vieux ». On lui a annoncé la mort d’Elisa, et c’est un bouleversement. Il fait la rencontre de Ramona à qui il fait découvrir son monde, il l’y introduit, lui dicte les codes. Dans une boutique de haute-couture au décor épuré, le couple cherche une robe que Ramona portera à l’enterrement d’Andrea. Le dress code de l’évènement est strict et il faudra observer des règles précises. Par exemple, ne pas pleurer, car pleurer est un acte réservé à la famille du mort. Pourtant, Jep fond en larmes pendant la cérémonie. Il s’agissait de son fils. Cette scène éclaire également le comportement de la mère du défunt qui impliquait systématiquement Jep dans les problèmes qu’elle rencontrait avec son fils. Après cela, les pertes s’enchaînent. Ramona meurt juste après avoir révélé sa maladie. La dernière scène où les deux personnages apparaissent ensemble est presque de nature prémonitoire. Jep invite Ramona à voir la mer qu’il a l’habitude de projeter mentalement sur son plafond. Précédemment dans le film, le spectateur a systématiquement partagé la vision de Jep et a ainsi pu observer un plafond bleu et mouvant. Cette fois, le plafond est blanc. Pourtant les deux voient la mer. Pour l’unique fois du film, la caméra se retire de l’intimité, laissant le couple partager son dernier instant avec dignité. Immédiatement après, Jep perd son ami de longue date, qui quitte Rome après s’être fait définitivement briser le cœur, par ce qui se révèle être une « conasse », comme l’avait si bien remarqué Jep. La scène d’adieu au Colisée est un tour de magie en deux temps. Dans un premier temps, l’au revoir des deux amis nous fait l’effet d’un couteau au cœur. Les deux acteurs jouent parfaitement, sans excès : c’est l’adieu d’un ami de plus de 40 ans. Puis dans un second temps, l’habile jeu du champ-contre-champ fait successivement disparaître Romano, puis la girafe. La caméra est intrusive, insidieuse pendant toute la durée du film, mais dans ces moments de perte, elle sait respecter la souffrance de Jep.

La fin du film est marquée par une ambiance totalement différente. C’est l’histoire d’un homme en fin de vie, qui se questionne par rapport à sa spiritualité, à ce qu’il lui reste à faire. C’est l’histoire d’un homme qui a vieilli, et chez qui il ne reste aucune trace de l’insouciance de la jeunesse. Pour écrire un second livre, il doit d’abord trouver « la grande beauté ». En cette période de souffrance et de doute, il voit en l’église une forme de spiritualité qui lui apparaît un refuge potentiel. Ainsi, de longues séquences du film tournent autour du thème de la religion. Si leur importance est capitale pour la quête de Jep, certains choix esthétiques restent radicaux. Plusieurs éléments perdent de leur beauté formelle et rendent le visionnage moins plaisant (cadavre ambulant qu’est la sainte, son ascension des escaliers sur les rotules, cigognes en images de synthèse, etc.). Le personnage de la sainte est d’abord présenté de manière à douter de son authenticité, mais ses mots résonants et ses actes spectaculaires -comme attirer des dizaines de cigognes sur le balcon de Jep- nous font finalement croire à la puissance de sa croyance. Elle suggère de manière cryptique un retour aux « racines » à Jep, qui ira se rendre sur le lieu où il a aimé Elisa pour la première fois, une falaise sur la -très symbolique- mer. Le chœur en bande-son, un gros plan sur la jeune Elisa, en contre-champ le vieux Jep. En voix-off, une phrase absolument magnifique, parfaitement énoncée (la traduction n’est qu’une pâle retranscription de l’italien) : « Ça finit toujours comme ça. Avec la mort. Mais d’abord, il y a eu la vie. ». Ce sera la première phrase du nouveau roman de Jep. Il mourra, mais avant il vivra pleinement. Il a choisi ce monde, il a choisi d’y vivre jusqu’au bout. C’est un choix. Il aurait pu choisir la religion, cette alternative hors-du-monde présentée comme valide et incarnée par la Sainte dont la détermination et la croyance sont figurées en parallèle des scènes sur la falaise. Mais Jep Gambardella ne « s’occupe pas de l’ailleurs », puisqu’il a retrouvé à l’instant, en face de lui, La Grande Bellezza.

NAAM
9
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le 12 août 2022

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NAAM

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