Dernière œuvre achevée de son réalisateur, "La Folle ingénue" est typiquement le genre de film que l'on oublierait presque s'il n'était pas estampillé "réalisé par Ernst Lubitsch". Il faut dire qu'a première vu cette histoire de jeune fille qui débouche les éviers de la même manière qu'elle déboulonne les conventions, c'est-à-dire sans ménagement et à grand coup de marteau, apparaît bien gentillette et nettement moins relevée que les plus grandes réussites de l'homme au cigare. L'histoire a beau se dérouler la veille de la Seconde Guerre mondiale, le contexte historique semble être un simple prétexte pour le cinéaste afin de se moquer de la société britannique ultra rigide au regard de l'attitude anticonformiste de son héros, un réfugié politique d'origine Tchécoslovaque. On est loin ici de la satire politique d'un "To be or not to be" par exemple. De même, on ne retrouve pas l'élégant romantisme d'un "The Shop around the corner" ou la finesse d'écriture d'un "Trouble in Paradise" ! Non, ici l'humour semble plus direct, plus grivois, les métaphores sexuelles sont à peine voilées et la relation entre les deux principaux protagonistes semble peu détaillée, tout juste si on les imagine s'unir par la suite pour aller déboucher ensemble quelques canalisations. Mais si ce film paraît moins pétillant que le cinéma champagne proposé d'habitude par le cinéaste, il n'en demeure pas moins une franche réussite ! L'humour y est purement jubilatoire et l'ironie terriblement mordante, jamais les dialogues n'ont semblé aussi travaillés, nous délivrant de vraies perles à chaque tirade. Comme si, pour son dernier film, le grand Ernst voulait aller à l'essentiel en nous livrant un dernier pamphlet contre la psychorigide et bien pensante société de l'époque, un délice d'irrévérence qui n'épargne personne, quelle que soit sa classe, du plus petit au plus puissant.
L'histoire est d'apparence assez simple, c'est celle de la rencontre de deux trublions dans l'Angleterre ultra-conservatrice à l'aube de la Seconde Guerre mondiale. Cluny, la folle ingénue du titre français, est un personnage d'une touchante naïveté, fraîche, spontanée, possédant un don inné aussi bien pour la gaffe que pour la réparation de tuyauterie, enfin plus généralement elle est habile pour réparer tout ce qui peut se boucher ! "Qui soulage l’obstruction soulage la tension" est en quelque sorte son leitmotiv ! Sa douce extravagance ne va pas s'accommoder sans heurts avec le monde britannique tellement attaché à ses traditions. Les mœurs ultras bridées et la convenance sexuelle de l'époque sont bien mises à mal par ce personnage libertaire, profondément moderne, qui n'hésite pas à pousser des miaulements de plaisir très explicites pour marquer sa satisfaction. "Bang, bang, bang" ! L'humour de Lubitsch fait mouche, impertinent et malicieux comme jamais.
Le professeur Belinski, son comparse, est un épicurien lui aussi tout aussi malicieux qui se dit réfugié politique mais qui a le profil du parfait escroc, un génial pique-assiette qui ne va pas se gêner pour profiter de la bêtise apparente de ce milieu tout en prenant sous son aile la douce Cluny: "quand tout le monde offre des noisettes aux écureuils, pourquoi ne pas offrir des écureuils aux noisettes ?", lui enseigne-t-il.
Oui vive la fantaisie, l'impertinence, l'esprit libre pour ne pas suivre aveuglément les convenances et ainsi éviter d'être à l'image de ce mouton, érigé en exemple par le notable, un bête serviteur de son pays.
Avec ces personnages, Lubitsch en profite pour épingler les divers travers de la société britannique, toutes les couches sociales en prenant pour leur grade. L'aristocratie est représentée dans un snobisme qui confine à la bêtise, pure et simple. On rit ainsi de bon cœur devant les préjugés tenaces (le mépris à peine déguisé lorsque le couple d'aristocrate découvre la véritable position sociale de Cluny lors du tea time) ou l'étroitesse d'esprit d'une classe trop préoccupée par son nombril pour s'intéresser au monde extérieur (comment ça "Mein Kampf" n'est pas un ouvrage sportif!). Bien sûr le trait est caricatural mais Lubitsch manie très bien l'exercice et le portrait qu'il fait de ce milieu est très révélateur de son état d'esprit.
La petite bourgeoisie de province n'est pas épargnée avec le portrait de ce pharmacien qui tente d'être plus noble que les nobles et qui apparaît profondément ridicule, piètre homme de culture et adulte castré par une mère omniprésente. Mais la plus corrosive, et donc la plus délectable, reste la vision que l'on a de la basse classe avec ce couple de domestiques qui appliquent avec beaucoup de zèle des traditions aussi sclérotiques que celles des aristocrates. L'humour passe bien sûr par le contraste entre le traditionalisme exacerbé du couple et l'exubérance affichée de notre folle ingénue. C'est simple mais c'est bigrement efficace !
Avec ce film, on a le droit à une narration somme toute assez linéaire, il n'y a pas de grandes intrigues à rebondissements ou d'improbables quiproquos amoureux, une œuvre qui étonne par sa simplicité mais surtout par le ton employé, plus mordant et plus insolent, qu'a l'accoutumé. Sa force vient surtout de la fine caricature de ce milieu et des dialogues savoureux à souhait. On se laisse facilement prendre par cette comédie qui sait être légère sans être superficielle, dont la gentille singularité est bien portée par son couple vedette (la sémillante Jennifer Jones et l'excellent Charles Boyer ) mais également par une belle brochette de seconds rôles qui personnifient agréablement la dimension pittoresque du récit (Sara Allgood et Ernest Cossart notamment, le mythique couple de domestique.)