Après Les Merveilles (2014) et Heureux comme Lazzaro (2018), Alice Rohrwacher revient nous conter les beautés et les mystères de la campagne italienne, tout en fouillant le sol du cinéma transalpin pour en exhumer les trésors enfouis. Concentrant son attention sur une bande de pilleurs de tombes étrusques et un mystérieux sourcier étranger, La Chimère convoque ainsi un cinéma patrimonial – qui va du burlesque à la satire, en passant par une veine bien plus sociale - afin de sillonner en profondeur la terre de cette région d’Étrurie chère à la cinéaste. Il en résulte un film étonnant, porteur de la poésie mélancolique et des fantaisies formelles de Rohrwacher, mais également terriblement disparate avec son récit au multiple fils directeurs (trame policière, quête d’amour perdu...).

Le fil narratif principal, certes ténu, existe pourtant et se matérialise par un fil dépassant de la robe de l’amoureuse perdue d’Arthur, le principal protagoniste dont les tentatives pour s’en saisir donneront lieux à de jolis instants oniriques : un fil rouge, au sens propre autant que figuré, qui fait office de chimère puisque l’attraper, c’est détricoter la robe, détruire le souvenir. Un fil à la symbolique séduisante certes, mais avec lequel Rohrwacher peine à assembler les différentes parties de son film afin d’en faire un tout cohérent. La Chimère s’apparente davantage à un film patchwork dont certaines pièces méritent amplement notre attention.

Et la principale d’entre elles concerne l’intrigue “archéologique”, avec le gang formé par Arthur et ses compères pilleurs de tombes, permettant alors de doter le film d’éléments propres au thriller tout en les saupoudrant d’une fantaisie digne de la commedia dell’arte. Un genre populaire italien dont les saveurs sont exaltées par Rohrwacher, faisant d’Arthur une sorte de Pedrolino moderne, avec sa tenue blanche et son air triste, tout en octroyant au reste du groupe les attributs de saltimbanques, baroques et festifs. Avec un cadre qui leur laisse le temps et l’espace de se mouvoir à leur aise, ces personnages ressuscitent les Vitelloni de Fellini et font se côtoyer à l’écran une certaine joie de vivre avec une mélancolie doucement prégnante.

Et avec eux, c’est tout un monde de la campagne qui se matérialise enfin : les habitants chantent, boivent, dansent, rient... la caméra capte, à travers le regard de l’étranger, une Italie des années 80 où la ruine menace les bâtiments comme les familles, où les individus étaient parfaitement intégrés à leur environnement, leur culture ou leur histoire (fête de village, habitations biscornues...). Un passé auquel les pilleurs rendent hommage (des reliques étrusques sont conservées soigneusement) et vers lequel Arthur semble inévitablement se diriger : il possède un don lui permettant de trouver les trésors enfouis. Sans renouer avec la force symbolique de Heureux comme Lazzaro, ce lien mystérieux à la civilisation étrusque permet de poétiser joliment le besoin d’exhumer le passé à la lumière de la mémoire.

Accrochée aux basques de ses personnages fantasques, la caméra initie une déambulation singulière dont chaque virage sera autant de variation en matière de tonalités et d’atmosphères : on passe du burlesque au poétique, du portrait social à la satire, à travers une forme filmique elle aussi mouvante (changements de formats, cadrage à l'envers, vision subjective, texture musicale évoluant de l'accordéon à l'électro...). Des changements de direction qui sont autant de sillons creusant le patrimoine cinématographique italien, faisant apparaitre çà et là quelques reliques anciennes, comme les réminiscences de la comédie sociale des années 1970, du cinéma pasolinien ou encore du cinéma politique (avec cette gare accueillant une communauté matriarcale). On notera, par ailleurs, une bien belle allégorie du devenir du cinéma italien à travers les personnages d’Isabella Rossellini (ce cinéma ancien figé dans ses vestiges) et de Carol Duarte, nommée d’ailleurs Italia : cette dernière incarne un nouveau cinéma, un cinéma capable de se réinventer en intégrant de nouveaux “enfants” (nouvelles influences), venant d’horizons divers...

Malheureusement, par manque de légèreté et de finesse d’écriture, le film peine à imbriquer efficacement ses différentes pièces, donnant l’impression d’assister à un édifice bancal, mal conceptualisé. Une défaillance d’écriture que l’on retrouve également dans sa manière de trop appuyer sur les symboles pour faire passer ses messages. Ainsi la symbolique du pilleur de tombes, volant et monnayant le bien patrimonial, permettra de forger un discours anticapitaliste sans trop de subtilité, comme l’atteste cette séquence de vente aux enchères avec un personnage antagoniste caricatural interprétée par la sœur de la cinéaste. La satire italienne, convoquée ici, avait connu de meilleur représentant.

Si un film harmonisant efficacement les différents composants du cinéma italien demeure encore une chimère, La Chimère de Rohrwacher nous offre un voyage cinématographique certes chaotique mais dont certaines escales ne sont pas dénuées de charme.

Procol-Harum
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le 7 déc. 2023

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Procol Harum

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